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faisions cependant usage qu’avec la plus extrême réserve, — diminuait avec une rapidité surprenante. Cette découverte doubla la vigilance avec laquelle j’avais l’œil sur mes approvisionnements. Les autres voyageurs, se tenant pour avertis, agirent de même, et nonobstant nos inquiétudes, il nous arriva parfois de sourire en contemplant ceux de nous qui, vaincus par le sommeil, s’endormaient les bras tendrement passés autour de leur outre. En dépit d’une chaleur à tout fondre, nous étions contraints d’accomplir, le jour comme la nuit, des marches de cinq à six heures. En effet, plus tôt nous sortirions de la région des sables, moins nous aurions à craindre les désastreuses influences du tebbad[1], qui sur terre ferme ne donne que la fièvre, mais peut vous ensevelir sous la poussière s’il vient vous surprendre au milieu de ces dunes que j’ai décrites. Nous avions mis à une trop rude épreuve la force de nos chameaux ; lorsqu’ils entrèrent dans le Désert, ils étaient déjà fatigués de leur course nocturne ; aussi quelques-uns furent-ils pris de mal par suite des tourments que leur infligeaient le sable et la chaleur ; il y en eut même deux qui, ce jour-là, périrent à la station. Le nom de Shorkutuk lui a été donné. Ce mot signifie « fontaine salée, » et par le fait, on prétend qu’il en existe une dans cet endroit, suffisante pour la réfection des bêtes de somme ; mais l’ouragan l’avait entièrement bouchée, et, pour la remettre en état de servir, il eût fallu tout au moins une journée de travail.

Abstraction faite du tebbad, l’élévation de la température diurne nous privait déjà de nos forces, et deux de nos plus pauvres associés, se traînant comme ils pouvaient à côté de leurs bêtes chétives, tombèrent si malades, une fois leur eau épuisée, qu’il fallut les attacher à plat ventre sur les chameaux, vu qu’ils étaient parfaitement incapables d’y conserver leur assiette. On les avait soigneusement abrités, et tant qu’ils purent articuler une parole, nous n’entendîmes sortir de leurs lèvres desséchées que cette exclamation monotone : « De l’eau, de l’eau !… Par pitié, par charité, quelques gouttes d’eau !… » Hélas ! leurs meilleurs amis refusaient impitoyablement de leur sacrifier la moindre gorgée de ce liquide qui, pour nous, représentait la vie, et lorsque, le quatrième jour, nous arrivâmes à Medemin Bulag, un de ces malheureux fut soustrait par la mort aux tortures de la soif. C’était un des trois frères qui avaient perdu leur père à la Mecque. J’assistai à l’agonie de cet infortuné. Sa langue était absolument noire ; la voûte de son palais avait pris une teinte d’un bleu grisâtre ; ses lèvres étaient parcheminées, sa bouche béante, ses dents à nu ; sauf cela, ses traits n’avaient pas beaucoup changé. Il est fort douteux que, dans ces terribles extrémités, on eût pu le sauver en le faisant boire ; d’ailleurs pas un de nous ne s’en serait avisé.

C’est une chose horrible à voir qu’un père cachant à son fils, un frère cachant à son frère l’eau dont il peut être nanti ; mais, je le répète, lorsque chaque goutte représente une heure de vie, et quand on est aux prises avec les angoisses de la soif, les tendances généreuses, l’esprit de sacrifice, qui se manifestent fréquemment en d’autres occasions aussi critiques, perdent toute action sur le cœur de l’homme.

Après trois jours passés dans la partie sablonneuse du Désert, une dernière étape devait nous conduire à la plaine ferme, en vue des montagnes Khalata, dont la chaîne prend ici une direction septentrionale. Nous étions, par malheur, condamnés à une déception nouvelle. Incapables de plus longs efforts, nos bêtes de somme se refusèrent à la marche, et il fallut demeurer un jour encore en plein sable. C’était le quatrième, et il ne restait guère que six verres d’eau dans mon outre à peu près vide. Je les buvais goutte à goutte quand une soif implacable ne me laissait pas d’autre alternative. À un moment donné, la peur me prit, car il me sembla voir une tache noirâtre se former au centre de ma langue ; aussi avalai-je immédiatement tout d’un trait, croyant sauver ma vie, la moitié de ce qui me restait encore, mais il en résulta seulement une forte sensation de chaleur, immédiatement suivie d’un mal de tête qui s’aggrava dans la matinée du cinquième jour. Vers midi, au moment où nous commencions à distinguer les monts Khalata parmi les nuages dont ils étaient couverts, je sentis mes forces m’abandonner peu à peu. Plus nous approchions des montagnes, plus s’atténuait l’épaisseur des sables, et nos regards cherchaient de tous côtés avec ardeur quelques traces de troupeau, quelque hutte de bergers, lorsque le kervanbashi et ses gens nous signalant un nuage de poussière qui semblait venir de notre côté, nous avertirent qu’il fallait, sans retard, mettre pied à terre. Nos pauvres chameaux, plus expérimentés que nous, avaient déjà reconnu l’approche du tebbad ; après une clameur désespérée, ils tombèrent a genoux, allongeant leurs cous sur le sol et s’efforçant de cacher leurs têtes dans le sable. Derrière eux, comme à l’abri d’un retranchement, nous venions de nous agenouiller, quand le vent passa sur nous avec un frémissement sourd et nous enveloppa d’une croûte de sable épaisse d’environ deux doigts. Les premiers grains dont je sentis le contact produisirent sur moi l’effet d’une véritable pluie de feu. Si nous avions subi le choc du tebbad, à quelques six milles de là dans la profondeur du Désert, nous y restions tous infailliblement. Je n’eus pas le loisir d’observer ces dispositions à la fièvre et aux vomissements que l’on dit causés par le vent lui-même ; mais après son passage, l’atmosphère devint plus épaisse et plus écrasante.

À la dernière limite des sables, on distingue trois chemins qui prennent autant de directions différentes : le premier (long de vingt-deux milles) passe dans le voisinage de Karaköl ; le second (dix-huit milles) traverse la plaine jusqu’aux environs de Bokhara ; le troisième (vingt milles) conduit le voyageur dans des montagnes où il trouve de l’eau, mais qui sont çà et là trop escarpées pour que les chameaux y trouvent accès. Ainsi que nous l’avions arrêté d’avance, nous prîmes la route cen-

  1. Tebbad est un mot persan dont le sens littéral est : « veut de fièvre. »