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efforts excessifs, nos pauvres animaux parvinrent, à bout de forces, devant Tünüklü. Il fallut bien leur y accorder quelque repos et leur laisser le temps de se nourrir, sans quoi il eût été impossible d’arriver à notre première station dans les sables. Trois heures durant, sous le coup d’une vive terreur, nous demeurâmes donc en cet endroit, — fort à regret, comme on pense, — renouvelant l’eau de nos outres et nous préparant au terrible voyage que nous allions entreprendre.

Dans cet intervalle notre marchand d’habits, que les Turkomans avaient une fois déjà mis à contribution, trouva moyen de persuader à plusieurs des Hadjis, ceux dont les sacs étaient le mieux garnis et qui se sentaient le moins de courage, de se cacher avec lui sous les taillis de la berge. Cela valait mieux, disait-il, que de s’enfoncer dans le Désert au plus fort du saratan (la canicule) pour s’y voir en passe de mourir de soif ou d’y être anéantis par le tebbad (le vent d’est). Il peignait ces dangers sous des couleurs si vives que beaucoup de nos compagnons consentirent à se séparer de nous, et comme à ce moment même vint à passer, complétement vide, un bateau dont les patrons, se rapprochant de notre bord, offraient de nous conduire à Hezaresp, l’hésitation devint générale ; quatorze d’entre nous à peine demeurèrent fidèles au plan conçu par le kervanbashi. Ce fut là, pour moi, l’heure critique du voyage : « Rentrer à Khiva, me disais-je, équivaut à la ruine complète de mes projets. D’ailleurs, quoique je fasse, en quelque lieu que j’aille, ma vie court à peu près les mêmes risques… En avant, donc, toujours en avant !… Mieux vaut affronter la fureur des éléments que les tortures infligées par un capricieux despote. »

Je demeurai donc avec le kervanbashi ainsi que Hadji Salih et Hadji Bilal. Il nous était pénible de quitter ainsi ces compagnons trop timorés, et la scène prenait un caractère tout à fait émouvant lorsque, au moment où la barque allait démarrer, ceux de nous qui s’y étaient déjà installés proposèrent de décider par un fal[1] la question qui nous divisait. Les cailloux indiquant le nombre des versets qu’on devait lire furent partagés entre nous, et dès que Hadji Salih, expert en ces matières, eut constaté le résultat de l’opération, presque tous les Hadjis, sautant hors de la barque, revinrent auprès de nous. Alors, — nos préparatifs étant au complet, et pour prévenir toute hésitation ultérieure, — le signal du départ fut aussitôt donné, aussitôt obéi. Le soleil n’était pas encore couché que nous étions déjà sur la route du Khalata, laquelle oblique légèrement à partir des ruines de Tünüklü.

Quelques étoiles commençaient à briller au ciel, quand nous nous trouvâmes au seuil du Désert. La consigne était donnée de garder, pendant la marche, le silence le plus absolu, pour ne pas attirer l’attention des Turkomans que nous supposions alors près de nous. La lune n’étant pas encore levée, l’obscurité pouvait les empêcher de nous voir ; il fallait éviter aussi que le moindre bruit leur indiquât ou nous étions. Sur le sol poudreux et mou, le pied des chameaux n’éveillait aucune sonorité, mais nous avions à craindre que, nos ânes se mettant à braire par quelque caprice inattendu, l’écho ne portât au loin, à travers le silence nocturne, le signal donné par leurs voix discordantes. Vers minuit, nous fûmes tous obligés de mettre pied à terre, nos bêtes de somme enfonçant jusqu’aux genoux dans un sable de plus en plus ténu. Cette espèce de poussière formait, à l’endroit dont je parle, une suite non interrompue de petites collines. Je me traînai de mon mieux sur ces sables éternels, aussi longtemps que la fraîcheur me vint en aide, c’est-à-dire jusqu’à l’aube du jour ; mais alors je sentis se gonfler celle de mes mains qui, tenant mon bâton, me servait continuellement de point d’appui. Transférant en conséquence mes effets sur le dos de l’âne, je m’installai en leur lieu et place sur celui du chameau ; si essoufflé qu’il parût, il se démêlait encore mieux que moi, pauvre boiteux que je suis, sur ce terrain friable et mouvant.

Notre station matinale portait le nom charmant d’Adamkyrylgan (traduisez : l’Endroit où périssent les hommes) et il suffisait de jeter un regard vers l’horizon pour se convaincre que cette appellation tragique ne lui avait pas été gratuitement donnée. Qu’on se représente un océan de sables s’étendant à perte de vue, façonné d’un côté par le souffle furieux des ouragans en hautes collines semblables à des vagues, de l’autre, en revanche, représentant assez bien le niveau d’un lac paisible à peine ridé par la brise du couchant. Dans l’air pas un oiseau, sur la terre pas un animal vivant, pas même un ver, pas même un grillon. Nuls vestiges autres que ceux dont la Mort a semé ces vastes espaces ; des monceaux d’os blanchis que chaque passant recueille et réunit pour servir de jalons à la marche des voyageurs qui lui succéderont. Il est presque inutile d’ajouter que nous ne fûmes pas poursuivis. Les Turkomans eux-mêmes hésitent à s’engager à cheval dans de pareilles solitudes, et je ne connais pas d’homme sur terre qui voulût se montrer plus intrépide. Restait à savoir si les éléments déchaînés ne viendraient pas nous faire obstacle, et le sang-froid oriental, tout inébranlable qu’il est, faiblissait, ce me semble, devant une prévision de ce genre ; du moins croyais-je lire une anxiété profonde dans les sombres regards que mes compagnons échangeaient entre eux, chemin faisant.

Selon le programme du kervanbashi, nous devions compter en tout, de Tünüklü à Bokhara, six journées de route, la moitié à travers sables, le reste sur un sol égal et ferme, où quelques herbages se rencontrent et où certains bergers mènent leurs troupeaux. En conséquence, examen fait de nos outres, nous calculions que, si nous venions à manquer d’eau, ce serait tout au plus pendant un jour et demi ; mais je remarquai, dès la première étape, que l’eau de l’Oxus pourrait bien tromper nos prévisions. Soit l’ardeur extrême du soleil, soit une rapidité spéciale d’évaporation, ou de par toute autre cause analogue, ce précieux liquide, — dont nous ne

  1. Voici en quoi consiste le fal ou pronostic. On ouvre au hasard le Koran ou tout autre livre de piété, puis le consultant cherche dans la page qu’il a sous les yeux un passage qui réponde à sa curiosité.