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situé devant l’unique porte de la ville ; j’y trouvai plusieurs derviches réduits à l’état de véritables squelettes par l’abus fatal de cet opium qu’on appelle beng[1]. Ils gisaient çà et là, sur le sol humide de leur sombre cellule, tristement défigurés et dans un état d’abrutissement qui faisait peine à voir. Ils me saluèrent à mon entrée et, pour complément de bienvenue, placèrent devant moi du pain et des fruits. Quand je voulus payer mon écot, ils le repoussèrent en riant et me dirent que plusieurs d’entre eux, depuis tantôt vingt ans, n’avaient pas touché une pièce de monnaie. Le district entretient ces derviches ; je vis, en effet, dans le cours de l’après-midi, arriver plus d’un grand cavalier özbeg qui venait acquitter sa quote-part de cette espèce d’impôt et recevait, en échange, une pipe chargée de son poison favori. Le beng est le narcotique préféré des Khivites, et beaucoup s’y adonnent pour éluder les prescriptions du Koran, qui prohibent le vin et les liqueurs spiritueuses. C’est une conséquence funeste de l’extrême rigueur avec laquelle le pouvoir civil réprime ici toute infraction aux lois édictées par le Prophète.

Comme il se faisait tard, j’allai à la recherche de mes compagnons, que j’eus quelque peine à démêler dans les rangs mobiles de la foule. Vendeurs et chalands, tout le monde était en selle, et je m’amusais à regarder comment les femmes kirghis, également à cheval, amenaient au-dessus des lèvres de leurs pratiques le goulot des grandes outres pleines de kimis[2] et administraient à chacun la ration demandée, sans laisser perdre une goutte de la précieuse liqueur ; l’adresse, des deux parts, était égale.

Une fois réunis, nous courûmes sur les traces de la caravane, à cinq lieues de laquelle nous nous trouvions maintenant. Il faisait excessivement chaud ; mais, par bonheur, bien que le pays fût couvert de sable, nous tombions de temps à autre sur quelque groupe de tentes kirghis, et je n’avais qu’à m’approcher de l’une d’elles pour voir les femmes s’empresser autour de moi, peaux de biques en main, et se disputer bruyamment le droit de m’offrir à boire. On regarde comme souverainement hospitalier de ranimer ainsi le voyageur altéré par cette saison brûlante, et on oblige un Kirghis quand on le met à même de pratiquer ce pieux devoir. La caravane nous attendait avec la plus grande impatience et d’ailleurs toute prête à partir vu que, dorénavant, nous ne devions plus marcher que la nuit, grand soulagement pour nous et nos bêtes. Immédiatement après notre arrivée, le convoi se mit en route et c’était un spectacle attrayant que de le voir dérouler sa file sinueuse sous les clartés de la lune, ayant à droite l’Oxus dont les eaux s’écoulaient avec un bruit monotone, à gauche l’effrayant désert de la Tartarie.

Notre camp fut posé le lendemain sur une berge élevée du même fleuve, dans un district qui porte le nom de Töyeboyun (Cou de chameau), probablement à cause des saillies, des reliefs inégaux que présentent ici les rives de l’Oxus ; les Kirghis y font, chaque année, un séjour de quelques mois. Dans l’espace de dix heures, je vis venir tour à tour s’installer auprès de nous jusqu’à trois familles de cette race nomade, mais à peine leur curiosité satisfaite, elles levaient le siége et passaient leur chemin. Rien ne pouvait me donner une idée plus nette de leur manière de vivre ; et, lorsque par la suite je questionnai une femme kirghis sur les motifs de cette instabilité perpétuelle : « Je vous garantis, me dit-elle en riant, qu’on ne nous verra jamais, indolents comme vous autres Mollahs, demeurer plusieurs jours de suite assis à la même place : l’homme est fait pour se mouvoir comme le soleil, comme la lune, comme les étoiles, les eaux, les animaux de tout ordre, oiseaux ou poissons, apprivoisés ou sauvages. Il n’y a d’immobiles que les morts et la terre ou ils reposent ! » J’allais présenter quelques objections à l’encontre de cette philosophie vagabonde, quand nous entendîmes retentir au loin des cris parmi lesquels je distinguai ces mots : Büri ! Büri ! (au loup, au loup !) Mon interlocutrice, l’instant même, se précipita vers son troupeau qui paissait à quelque distance, et poussa de telles clameurs que l’animal rapace prit la fuite, se contentant pour cette fois d’emporter l’ample et lourde queue de l’un des moutons qu’il allait mettre à mort. J’étais bien tenté de demander à la bergère, quand elle fut de retour, ce qu’elle trouvait de si avantageux dans la « mobilité » du loup ravisseur ; mais son trouble, ses regrets ne lui eussent pas permis de me répondre et, sans prolonger l’entretien, je rejoignis le convoi.

Nous repartîmes avant le coucher du soleil et continuâmes à marcher dans le voisinage du fleuve. Ses bords profondément encaissés, sont presque partout encombrés de saules, d’herbes énormes et de roseaux. Bien que la route entre Khiva et Bokhara passe pour très-fréquentée, nous n’avions pas encore rencontré un seul voyageur, — sauf les gardiens de frontière et quelques nomades errant çà et là, — lorsque vers minuit, à notre extrême surprise, nous vîmes approcher cinq cavaliers lancés au galop. C’étaient des marchands khivites, venus du Bokhara jusqu’ici, par Karaköl, dans l’espace de quatre jours. Ils nous rassurèrent sur l’état des routes qui n’offraient pour le moment aucun danger et nous annoncèrent en même temps que nous rencontrerions, d’ici quarante-huit heures, leur caravane sur laquelle ils avaient pris l’avance.

En partant de Khiva, nous avions été informés que les Turkomans Tekke, sachant hors de Bokhara l’émir et son armée, en profitaient pour infester les abords de cette capitale, et notre kervanbashi n’était pas sans inquiétude à ce sujet, bien qu’il affectât la sécurité la plus complète. Ce que nous apprenions ainsi le mit tout

  1. On reconnaît ici le bhang des Indous, un extrait du chanvre pareil au haschis.
  2. J’ai parlé plus haut de cette boisson, fabriquée avec du lait de jument ou de chamelle, et pour la préparation de laquelle les Kirghis sont particulièrement célèbres. Les nomades de l’Asie centrale l’emploient comme breuvage enivrant et lui reconnaissent la propriété d’engraisser. J’en ai souvent tâté, mais sans pouvoir en avaler plus de quelques gouttes, à cause de sa verdeur, que je trouvais excessive et qui m’agaçait les dents.