Page:Le Tour du monde - 12.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous deux étaient partis pour le royaume des songes. Sur les traits de l’un, je notai quelques indices d’un ravissement intérieur ; mais les crispations convulsives qui agitaient la face de l’autre rappelaient plutôt les angoisses de l’agonie.

l’aurais voulu demeurer pour tirer d’eux au réveil un compte rendu de leurs rêves ; mais la caravane vint à passer et je dus me joindre à elle, car bien qu’il faille à peine une heure pour gagner d’ici les bancs de l’Oxus, nous n’avions pas de temps à perdre si nous voulions, avant la nuit, traverser le fleuve. La route, malheureusement, se trouva fort mauvaise, et avant que nous eussions pu nous tirer des marécages où nous étions embourbés, le soir était déjà venu ; il fallut donc se résoudre à passer la nuit en plein air sur le bord de la rivière.

L’Oxus est si large en cet endroit que l’œil porte à peine d’une rive à l’autre ; il est vrai que, selon toute probabilité, il est en cette saison très-notablement grossi par les pluies printanières. Ses flots jaunes et son courant assez rapide m’offraient un spectacle qui ne m’était pas indifférent. De notre côté, la berge est couronnée d’arbres et de fermes, si loin que le regard la suive à l’horizon. Des indices de culture se laissent entrevoir sur l’autre rive, à l’intérieur des terres ; et vers le nord une montagne dont j’ai déjà parlé, l’Oveïs Karayne, apparaît comme un immense nuage perpendiculairement suspendu à la voûte céleste. L’eau de l’Oxus n’est pas aussi bonne à boire dans son lit principal que dans les canaux et tranchées où on la retient et où elle dépose à loisir, sur le sable, ce qu’elle entraîne de sédiments impurs. Au point où nous sommes, elle crie sous la dent, mêlée de fin gravier, et avant de s’en servir on est obligé de la laisser reposer quelque temps. Pour ce qui est de ses qualités hygiéniques et de sa douceur, les habitants du Turkestan ne lui reconnaissent aucune rivale ; non pas même l’eau du Nil, du « Mubarek*, » comme on dit ici. J’attribuai d’abord ce préjugé à l’impression que doit produire sur des voyageurs altérés par la traversée du désert la première eau potable qui se rencontre sur leur route. Mais je dois reconnaître, après expérience faite, que le mérite relatif des eaux de l’Oxus est devenu, pour moi comme pour les Turkomans, un véritable article de foi.

Le lendemain matin, de bonne heure, on trouva le gué. À Görlen Hezaresp, où nous étions, et sur plusieurs autres points guéables, le gouvernement s’est réservé le droit de taxer le passage, et le concède ensuite à des fermiers qui l’exploitent. Ceux-ci ne se permettent pourtant de transporter à l’autre bord que des étrangers munis d’un petek (passe-port délivré par le khan), lequel s’obtient moyennant une minime rétribution. Les Hadjis avaient un passe-port collectif, mais je m’en étais procuré un autre, spécial à ma personne et rédigé en ces termes :


« Il est notifié aux Gardiens des frontières et aux Collecteurs de péages qu’une permission a été donnée au Hadji-Mollah-Ahdur-Reshid-Efendi, et que personne ne doit l’inquiéter. »


La police ne nous avait fourni à ce sujet aucune explication détaillée. Toutefois, le document ci-dessus ne nous conférait qu’un privilége : c’était, en notre qualité de Hadjis, de n’avoir rien à payer sur les bacs appartenant au khan. Le batelier, tout d’abord, s’était refusé à l’interpréter ainsi ; mais il finit par y consentir, cédant peut-être moins à une inspiration charitable qu’à la crainte de transgresser un devoir impérieux ; il fut convenu qu’il nous passerait gratis, nous, nos bagages et nos ânes. La traversée commença vers dix heures du matin, et le soleil était couché quand nous nous trouvâmes réunis sur la haute berge qui aboutit vers la droite au canal de Shourakhan. Le fleuve, à proprement parler, avait été franchi en une demi-heure ; mais le courant nous avait emportés beaucoup plus bas que le point où il fallait aboutir et, pour y atteindre, il avait fallu monter et redescendre à plusieurs reprises un certain nombre de petits bras où nous nous engravions presque régulièrement de dix en dix mètres ; tâche ingrate, accomplie par une chaleur des plus intenses, et qui absorba la plus grande partie du jour. C’était une terrible affaire, on le croira sans peine, que de débarquer nos ânes chaque fois que nous touchions et de les rembarquer lorsque nous étions à flot. Quelques-uns, surtout, plus obstinés que les autres, nous réduisaient à la triste nécessité de les prendre à bras le corps et de les porter comme des enfants, soit pour les faire sortir du bateau, soit pour les y réintégrer. Je ne puis m’empêcher de rire encore, en y songeant, de la figure que faisait Hadji Yakoub, avec ses jambes de héron, au moment où il mit son petit âne sur ses épaules et où celui-ci, dont il tenait l’avant-train fortement serré sur la poitrine, s’efforçait, tout tremblant, de cacher sa tête derrière la nuque de mon digne collègue.

Il fallut attendre à Shourakhan, toute une journée, qu’on nous eût amené nos chameaux. Nous partîmes alors, traversant le district qu’on appelle Yapkenary (bord du canal) et qui est, en effet, coupé en tout sens par de nombreuses tranchées d’irrigation. Le Yapkenary forme une oasis assez bien cultivée de huit milles de long sur cinq à six de large. Vient ensuite le Désert dont la marge, désignée sous le nom d’Akkamish et pourvue d’excellents pâturages, est habitée par des Kirghis. Là commencent pour la caravane les lenteurs et les difficultés du chemin. Le kervanbashi et moi, suivis de deux autres voyageurs qui pouvaient, comme nous, se fier à la rapidité de leurs montures, nous nous détournâmes pour faire une excursion à Shourakhan.

Cette espèce de ville, dont un bon mur de terre orme l’enceinte, ne compte que fort peu d’habitations ; mais, en revanche, plus de trois cents magasins, ouverts deux fois la semaine et hantés soit par les tribus nomades, soit par les colons sédentaires du pays environnant. Elle appartient à l’Émir-ül-Umera[1] dont nous admirâmes les jardins. Tandis que mes compagnons parachevaient à loisir leurs emplettes, je retournai au kalenterkhane

  1. Frère aîné du khan.