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ordre (pir) m’a départi pour mon voyage, suffit pour me sustenter quatre ou cinq jours sans autre aliment, et je n’ai qu’un vœu à former, c’est que Dieu permette à Votre Majesté de vivre au moins cent vingt ans. »

Il parut que ce discours avait plu, car Son Altesse m’assigna sur-le-champ un bel âne et vingt ducats de gratification. Je refusai ceux-ci, en alléguant le péché que commet un derviche lorsqu’il s’avise de thésauriser ; en revanche, je le remerciai de son autre cadeau, mais j’appelai son attention sur le précepte sacré en vertu duquel un âne blanc est requis pour de tels pèlerinages, et je le priai de donner ordre qu’on m’en fournît un de cette couleur.

J’allais me retirer, lorsque le khan exprima le désir d’être mon hôte pendant la courte résidence que je comptais faire dans sa capitale ; il me priait donc d’accepter, pour défrayer mes repas quotidiens, les deux tenghe[1] que son haznadar était chargé de me compter. Un remercîment cordial et une nouvelle bénédiction précédèrent mon départ, salué par la foule qui encombrait l’avant-cour et le bazar, Selam Aleïkoum[2], on ne peut plus différents.

À peine eut-on appris que le souverain était bien disposé en ma faveur, chacun voulut me faire asseoir à sa table, moi et les autres Hadjis. De là un véritable supplice qui consistait à me rendre tous les jours chez sept ou huit hôtes différents, et, par respect pour la coutume, à prendre un léger repas dans toutes les maisons ou j’étais reçu. Je frémis encore au souvenir de ce temps néfaste ou j’étais forcé de m’asseoir avant l’aurore, dès trois à quatre heures du matin, en face d’un énorme plat de riz nageant dans de la graisse de mouton et sur lequel il fallait me jeter avec tous les semblants d’un appétit féroce.

Il est d’usage, dans l’Asie centrale, même à l’occasion d’une visite ordinaire, d’étendre le desturkhan[3]. Sur ce linge bariolé, on place généralement du pain pour deux personnes, et l’hôte à qui on le sert doit en manger quelques morceaux. « Être rassasié, » voilà une expression qui n’est jamais admise dans ce pays-ci et qu’on regarde comme le signe d’une origine inférieure. Mes confrères en pèlerinage, grâce à leur brillant appétit, se montraient gens du meilleur ton. Je m’étonnais seulement de leur voir absorber une telle quantité de pilau, car je calculais que chacun d’eux devait avoir sur l’estomac, à l’issue de certains repas, deux livres de riz et une livre de suif, sans parler du pain, des carottes, des navets et des radis, accessoires de ces festins orientaux.

Parmi les oulémas de la cité de Khiva, certains beaux esprits me ménageaient des tortures d’un autre genre. Ces merveilleux, qui préfèrent la Turquie et Constantinople à tous les pays du monde, voulaient tirer de moi, qui passait pour un type de l’érudition turco-islamite, un exposé complet de mainte et mainte mesele[4]. C’était une terrible épreuve pour ma patience que de voir ces Ozbegs aux crânes épais, aux turbans énormes, entamer avec moi une polémique touchant les prescriptions sur la manière de se laver les mains, les pieds, la figure et l’occiput, ou bien chercher de bonne foi comment, pour ne violer aucun précepte sacré, le bon musulman doit s’asseoir, s’étendre, marcher, dormir, etc.

Le sultan, successeur reconnu de Mahomet, et avec lui les grands de sa cour, sont réputés à Kiva pour des modèles accomplis en fait de pieuses observances. S. M. l’empereur des Turcs est, aux yeux de ces gens-ci, le type accompli du musulman : ils se le figurent avec un turban long de cinquante aunes, pour le moins, une longue barbe tombant plus bas que la ceinture et une robe qui descend jusqu’aux orteils. On risquerait sa vie si l’on disait qu’il a les cheveux et la barbe rasés, que ses habits sont taillés, à Paris, chez Dusautoy, et qu’il boit nos meilleurs vins de France.

Le Tôshebaz (couvent) ou nous étions logés servait en quelque sorte de place publique, à raison de la pièce d’eau et de la mosquée enclose dans ses murailles ; la cour, en conséquence, fourmillait de visiteurs des deux sexes. L’Ozbeg, avec son bonnet de fourrure en forme de turban et ses grandes bottes de cuir à semelles épaisses, se promène volontiers ayant pour tout vêtement, ou peu s’en faut, une longue chemise qui est en été son négligé favori.

Les femmes entourent leur tête de hauts turbans sphériques, fabriqués avec quinze à vingt mouchoirs de Russie. Je les vois encore, emmitouflées dans leurs larges robes et chaussées de bottes grossières, arpenter la ville à grands pas sous les rayons d’un soleil écrasant pour rapporter au logis de lourdes cruches pleines d’eau. Bien souvent, l’une ou l’autre s’arrêtait devant ma porte demandant un peu de khaki shifa (poudre de santé[5]), ou un nefes (souffle saint) pour quelque infirmité plus ou moins authentique. Je ne me sentais pas toujours le courage de désappointer ces pauvres créatures, dont plusieurs me remettaient en mémoire les blondes filles de l’Allemagne. Je m’approchais en pareil cas de ma cliente accroupie sur le seuil : remuant les lèvres comme si je marmottais une prière, je posais un doigt sur la partie souffrante ; à trois reprises je soufflais avec force sur la malade ; un soupir final s’exhalait de ma poitrine, et l’acte solennel était accompli. Beaucoup de mes clientes éprouvaient à l’heure même un notable soulagement, digne récompense de leur foi naïve.

Notre métier de Hadji, sur ces entrefaites, était devenu aussi lucratif pour moi que pour mes collègues. Dans la seule ville de Khiva, mes collectes particulières produisirent environ quinze ducats. L’Ozbeg de ces contrées, bien qu’à peine dégrossi, est le plus noble type de l’Asie centrale, et je pourrais qualifier « d’agréable »

  1. Le tenghe représente à peu près soixante et quinze centimes.
  2. Ce que nous appelons salamalec.
  3. Une serviette grossièrement tissée en fils de différentes couleurs. Elle est la plupart du temps fort malpropre.
  4. Question religieuse.
  5. C’est la poussière que les pèlerins ont ramassée dans une maison de Médim, tenue pour avoir été celle du Prophète. Les vrais croyants l’emploient comme une sorte de panacée pour diverses espèces de maux.