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que par le nombre des animaux auxquels il donne asile. Nous avions bien quelquefois rencontré çà et là, isolément, des gazelles et des ânes sauvages, mais je n’étais pas médiocrement surpris d’en trouver ici des centaines, distribués par troupeaux sur l’immense pâturage. Ce fut, je crois, dans le courant du second jour passé par nous sur le Kaflankir, que nous aperçûmes, vers midi, un énorme nuage de poussière s’élevant du côté du Nord. Le kervanbashi et les Turkomans se jetèrent sur leurs armes ; plus approchait le tourbillon menaçant, plus notre anxiété devenait poignante. Nous finîmes par distinguer dans son ensemble la masse mouvante ; on eût dit une file d’escadrons prêts à nous charger. Nos guides, en ce moment, mirent bas les armes. M’efforçant de rester fidèle à mon rôle d’Oriental, je contenais ma curiosité, mais avec une impatience de plus en plus fébrile, car le nuage continuait à venir sur nous : quand il fut à cinquante pas, on entendit un piétinement pareil à celui que produiraient mille à douze cents cavaliers d’élite s’ils s’arrêtaient court au même signal. La poussière tomba, et nous nous trouvâmes en face de je ne sais combien d’ânes sauvages, tous très-valides et très-vigoureux, qui venaient de s’arrêter en bon ordre. Ils nous contemplèrent quelques instants après lesquels découvrant selon toute probabilité que nous n’appartenions pas à la même catégorie d’animaux, ils reprirent leur essor rapide et disparurent à l’Occident.

Étudié du côté qui regarde Khiva, le relief du Kaflankir offre l’aspect d’une véritable muraille ; sa marge, parallèle à l’horizon, est aussi bien nivelée que si la retraite des eaux datait seulement d’hier. Du point dont je parle, il ne nous fallut qu’un jour pour arriver, le 28 mai au matin, sur les bords d’un lac appelé Shor Göl (Mer salée) ; le rectangle qu’il forme a quelques douze milles anglais de circonférence. On résolut de s’y arrêter pendant six heures, afin d’accomplir le gusl (ablution de tout le corps) prescrit aux Mahométans, et d’autant plus obligatoire qu’il s’agissait de célébrer l’Eidi Kurban, une des fêtes principales de l’Islam. Mes compagnons débouclèrent leur havre-sac, chacun d’eux ayant sa chemise de rechange ; moi seul me trouvais pris au dépourvu. Hadji Bilal ne demandait pas mieux que de m’en fournir une, mais je déclinai son offre, intimement convaincu que plus j’afficherais les dehors de la pauvreté, moins je courrais de périls. Je ne pus cependant retenir un éclat de rire, lorsque, venant à me regarder dans un miroir pour la première fois depuis plusieurs jours, j’examinai mon visage auquel une incrustation de crasse et de sable faisait un masque des plus singuliers. J’aurais pu, je l’avoue, et même dans le Désert, recourir à des lavages plus fréquents, mais je m’en étais abstenu tout exprès, croyant trouver dans cette espèce d’enveloppe artificielle une défense contre les ardeurs du soleil ; misérable expédient qui n’avait pas produit, à beaucoup près, l’effet désiré, car l’histoire de mes souffrances est écrite sur mon front en caractères désormais ineffaçables.

Les quatre heures suivantes furent employées à traverser un de ces fourrés qu’ici l’on appelle yilghin ; nous y rencontrâmes un Ozbeg venant de Khiva et auquel nous dûmes quelques renseignements sur la tournure récente que les affaires avaient prises dans cette principauté. Si agréable qu’eût été pour nous tous l’apparition inopinée de ce cavalier, nous éprouvâmes un sentiment de joie bien plus vif encore à l’aspect de quelques chaumières abandonnées, dont nous aperçûmes dans l’après midi les murailles argileuses ; en effet, depuis notre départ de Karatepe sur les frontières de Perse, aucune construction ne s’était offerte à nous, qui réveillât de près ou de loin le souvenir d’une maison habitée. Celles-ci l’avaient été quelques années auparavant et passaient pour appartenir à Medemin, village qui éparpille ses cabanes dans la direction de l’est. Ce district, demeuré jusque là sans culture, a été défriché pour la première fois, il y a quinze ans, par Méhemmed Emin dont il a pris le nom quelque peu abrégé.

Il m’a semblé (29 mai), qu’au lieu de poursuivre notre route vers le nord-est, ou se trouve Khiva, nous allions directement au nord ; à mes questions là-dessus, on répond qu’un détour est nécessaire pour plus de sécurité. L’Ozbeg, avec lequel nous avions échangé la veille quelques paroles, nous avait avertis de nous tenir sur nos gardes, attendu que les Tchaudors sont en révolte ouverte contre l’autorité du khan et poussent leurs alaman jusque sur ces frontières. Le soir, nous continuâmes d’avancer, non sans précautions, et je n’ai pas besoin de dire quelle fut ma joie, lorsque le lendemain (30), nous vîmes à notre droite et à notre gauche des groupes de tentes, et, lorsque autour de nous retentit ce cri de bon augure : « Aman geldingiz[1]. » Notre camarade Ilias, qui compte des amis parmi les gens campés dans ces parages, se hâta d’aller recueillir, à la ronde, un peu de pain frais et d’autres présents — kurban (friandises de gala) ; il revint, amplement pourvu, nous distribuer de la viande, du pain et du kimis (boisson d’un goût acide qu’on prépare avec du lait de jument) : bien que notre halte ne se prolongeât guère au delà d’une heure, bon nombre de ces pieux nomades vinrent nous trouver, pour satisfaire, en nous serrant la main, à leurs religieuses aspirations. En échange de quatre ou cinq formules, je reçus une forte ration de pain et plusieurs morceaux de viande, chameau, cheval ou mouton.

Nous traversâmes un grand nombre de yap[2] et nous arrivâmes, vers midi, à une citadelle abandonnée, Khanabad, dont nous apercevions déjà depuis trois ou quatre milles les hautes murailles quadrangulaires. Nous y passâmes l’après-midi et la soirée. Le soleil brillait avec une ardeur impitoyable et il me parut fort doux de m’endormir à l’ombre des remparts démantelés, sur la terre nue, avec une pierre pour oreiller.

Avant l’aube nous étions déjà partis de Khanabad qui est à vingt-cinq milles de Khiva, et la journée entière s’écoula (ce qui nous surprit fort) sans que nous

  1. Soyez les bienvenus !
  2. Tranchées artificielles qu’on pratique pour l’irrigation du sol.