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Mes derniers mots, articulés avec une certaine violence et de façon à être entendus par toute la caravane, excitèrent une véritable irritation chez mes collègues, surtout parmi les plus pauvres, et si je ne m’étais appliqué à les calmer, ils eussent fait un mauvais parti à l’Afghan calomniateur. Personne ne fut plus surpris que le kervanbashi lui-même, du zèle avec lequel ils prenaient mes intérêts. Aux différentes représentations qui lui étaient faites coup sur coup, il ne répondait plus que par cette formule incessamment répétée : Khudaïm bilir ! Khudaïm bilir ! (Dieu le sait !) C’était au fond un fort brave homme, ne voulant de mal à qui que ce fût, mais en somme, un Oriental disposé, moins par malice que par goût pour le mystère, à ne voir en moi qu’un étranger déguisé. Mon habile manœuvre venait de parer au plus pressant danger ; mais je constatai avec regret qu’elle était loin d’avoir dissipé tous ses soupçons. J’hésitais maintenant à questionner nos guides sur le nom des différentes stations, et ceci me contrariait d’autant plus que, nonobstant l’immensité du Désert, les nomades qui peuplent les oasis désignent par une appellation spéciale chaque endroit, chaque hauteur, chaque vallée ; de sorte que, mieux renseigné, j’aurais pu ajouter une foule de noms à la carte de l’Asie centrale. Je tâchai, cependant, d’opposer la ruse à la ruse, et les indications, en bien petit nombre, que j’ai pu recueillir sur la route par nous suivie, sont dues à un artifice dont je ne me permettrai pas d’ennuyer le lecteur[1]. Il était contraire à la foi jurée, mais aussi quel amer désappointement, quelle contrariété poignante n’éprouve pas le voyageur parvenu après mille épreuves et mille périls à la source vers laquelle tendaient ses pas, lorsqu’il se voit interdit d’y tremper ses lèvres avides !

Après huit heures de répit, le convoi se remit en route, mais bientôt ses allures se ralentirent peu à peu. Quelques-uns des Turkomans mirent pied à terre pour examiner avec soin, de droite et de gauche, les petits monticules dont nous étions entourés. Ainsi que je l’ai su depuis, un de nos compagnons, Eid Méhemmed, cherchait à découvrir la tombe de son frère qui a succombé dans un combat livré ici l’an dernier : il s’était muni d’une bière pour transporter le corps à Khiva. L’endroit de la sépulture finit par être découvert, on creusa la terre, et le corps, à moitié décomposé, fut placé dans le cercueil qu’on enveloppa dans un feutre épais.

En commémoration de ce triste événement, Eid Mehemmed fit cuire aussi plusieurs pains qu’il distribua parmi nous. Traversant ensuite une grande plaine stérile, nous recommençâmes à marcher au Nord. Pour rattraper le temps perdu, force nous fut d’avancer toute la nuit sans interruption. Il faisait très-beau et, chaudement tapi dans mon panier, je contemplai à loisir les magnificences des cieux étoilés, plus beaux et plus sublimes dans le désert que partout ailleurs. Le sommeil finit par me gagner. Je reposais depuis une heure au plus quand je fus réveillé en sursaut par de rudes clameurs : « Hadji, me criait-on de tous côtés, regarde ta kiblenuma (boussole) ; il semble que nous avons perdu notre route. »

Le briquet battu, à la lueur de l’amadou brûlant, je m’aperçus qu’en effet au lieu d’aller vers le Nord, nous avions pris la direction de l’Est. Le kervanbashi, redoutant pour nous le voisinage périlleux de certains marais, nous prescrivit de ne plus bouger jusqu’à l’aurore. Nous n’étions égarés, Dieu merci, que depuis une demi-heure, moment où le ciel s’était couvert de nuages. Aussi atteignîmes-nous la station marquée, en dépit de ce retard imprévu ; là nos bêtes de somme, lâchées à travers les épines et les chardons, purent se refaire de leurs fatigues. Je vis avec surprise, dans ce nouveau campement, récolter une grande quantité de carottes, longues d’un demi-pied et de la grosseur du pouce, que recommandait une saveur sucrée des plus agréables ; l’intérieur, seulement, était dur comme du bois et ne se pouvait manger. Il en était de même d’une espèce d’oignons sauvages dont une quantité notable se trouvait au même endroit.

Le 15 mai, nous nous trouvâmes dans un district sauvage sillonné d’immenses tranchées.

Les pauvres chameaux, dont quelques-uns portaient des charges énormes, avaient beaucoup souffert du sable sec sur lequel ils ne pouvaient prendre pied, ayant à monter et à descendre continuellement. Par égard pour ces pauvres animaux, nous mettions pied à terre quand la route offrait, comme ce jour-là, des difficultés exceptionnelles. Bien qu’il me fût très-pénible de me traîner sur ce sable profond, je me vis contraint d’y marcher pendant quatre heures de suite, lentement, il est vrai, mais sans la moindre trêve. Cette circonstance me mit plusieurs fois en rapport avec le kervanbashi qui, depuis ma vaillante sortie, me traitait avec une obséquiosité remarquable.

Jusqu’à présent, nul n’aurait pu pressentir sur laquelle des trois routes notre caravane allait s’engager. Néanmoins, il demeurait évident pour tous que nous allions prendre le chemin du milieu, car notre provision d’eau s’épuisait rapidement et nous devions être forcés, le lendemain au plus tard, de gagner un puits dont les approches ne sont accessibles que si la tranquillité du pays permet aux bergers Yomuts d’Ataboz de pénétrer jusque-là.

Nous avançâmes ce soir-là sans trop de malencontre, la file des chameaux ne se rompit guère, et lorsque se produisit un accident de ce genre, nos hommes, avertis

  1. Le traducteur pourrait ici, grâce aux communications verbales de M. Vambéry, se montrer plus explicite que ce dernier : mais il est saisi de quelques scrupules en songeant à la nature de certains détails dans lesquels il lui faudrait entrer, et qui pourraient sembler trop familiers, trop réalistes surtout, à quelques-uns de ses lecteurs. Tout ce qu’il se permettra de dire à ce sujet, c’est que les amples manches du vêtement bokariote porté par l’auteur favorisaient singulièrement ses coutumes subreptices, pendant certaines nécessités, que la maigre alimentation des voyageurs dans le Désert n’empêche pas d’être indispensables. En pareille occurrence, l’étiquette orientale interdit expressément de passer devant l’individu qui se trouve ainsi garanti contre toute indiscrète curiosité.