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VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE,

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY,
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE[1]
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VI

L’ascète-brigand. — Delili-Burun. — Nous traversons l’Étrek. — L’Afghan me dénonce au kervanbashi. — La Fatiha des adieux. — Nous entrons dans le Désert. — Les Takir. — Défense expresse de prendre des notes. — Ruse contre ruse. — Ruines du Korentaghi. — Nouveaux procédés en matière de commerce. — Le Petit-Balkan. — Un proscrit. — La soif et ses tortures. — Sables brûlants. — Le tombeau d’un colosse.

Je renonce à peindre la joie que j’éprouvai le lendemain lorsque, installé en face d’Hadji Bilal dans le kedjeve qui craquait sous moi, je me sentis emporté lentement loin d’Étrek par un chameau dont l’allure faisait songer aux ondulations de la vague marine.

Pour plus de sûreté, notre ami Kulkhan voulut à toute force nous escorter encore ce jour-là ; en effet, nonobstant les quinze ou vingt mousquets dont nous disposions, il était fort possible que nous vinssions à rencontrer des bandits en force supérieure, et s’il en était ainsi, la protection de Kulkhan nous deviendrait très-utile, car il est pour la plupart des voleurs d’Étrek une sorte « de guide spirituel » aveuglément obéi. J’aurais déjà dû noter que notre hôte n’était pas seulement renommé comme « barbe-grise » des Karaktchi, mais encore à titre de sofi (ascète), glorieuse qualification inscrite en toutes lettres sur son cachet et dont il ne se montrait pas médiocrement fier. Je n’ai guère vu l’hypocrisie religieuse mieux symbolisée que par cet austère brigand, lorsqu’il siégeait au milieu des coupes-jarrets, ses disciples : il était éminemment curieux de voir l’auteur de tant de crimes, la source de tant de désastres, leur expliquer gravement les rites relatifs à la « purification des âmes » et les prescriptions en vertu desquelles un bon musulman règle la longueur de sa moustache.

Évitant les marécages que laissent après eux les débordements de l’Étrek, nous cheminions tantôt vers le nord-ouest, tantôt vers le nord-est, dans une région sablonneuse où l’on n’aperçoit qu’un petit nombre de tentes ; à la limite du désert, nous en vîmes environ cent cinquante qu’on nous dit être celles d’un clan Turkoman très-redouté appelé Kem.

À un quart d’heure de là, toujours avançant vers le Nord, nous traversâmes un petit bras de l’Étrek dont les eaux commençaient à prendre un goût très-saumâtre, signe certain que son lit allait bientôt se trouver à sec. Entre cette branche et une autre moins importante encore, que l’on trouve un peu plus loin, se succèdent un fonds de terres salées, puis une belle prairie surchargée de fenouils monstrueux. Nous mîmes une heure entière à la traverser. Le cours d’eau que nous rencontrâmes ensuite était un véritable fossé, très-profond.

Au delà est une sorte de promontoire (Delili-Burun) se détachant en relief sur une longue chaîne d’insignifiantes collines, laquelle se prolonge vers le sud-est. De l’endroit où nous étions arrêtés la vue s’étendait à l’ouest sur la mer Caspienne, sur les montagnes de la Perse, et sur un immense plateau, méridional par rapport à nous, ou nous distinguions, comme autant de taupinières, des tentes diversement groupées. Presque tout le pays d’Étrek et la rivière qui le traverse s’étalaient ainsi à nos pieds, et les endroits où cette rivière sort de son lit nous apparaissaient de loin comme autant de lacs.

Informé que cette station était à l’extrême frontière du grand désert, je voulus profiter de l’occasion que m’offrait le retour de notre escorte, et pendant que mes compagnons faisaient la sieste, j’employai l’après-midi en correspondance. Outre les petits feuillets volants, glissés dans la laine épaisse de mon vêtement bokhariote et sur lesquels j’inscrivais à la dérobée quelques memorenda sommaires, j’avais caché deux feuilles de papier blanc entre celles du Koran que je portais suspendu à mon cou dans une espèce de sachet : je m’en servis pour écrire deux lettres, l’une à Haydar-Efendi, adressée à Téhéran, l’autre à Kandjan pour lui demander de faire parvenir la première[2].

Une marche de quatre heures nous conduisit le lendemain aux bords de l’Étrek proprement dit. Nous perdîmes assez de temps à trouver un endroit guéable, la rivière, ordinairement large de douze à quinze pas, était doublée à la suite d’un débordement ; le terrain gras et détrempé mettait nos pauvres chameaux à la torture.

À peine avions-nous fait halte sur la rive opposée que le kervanbashi parut avec toute sa suite, y compris les trois buffles (deux femelles et un mâle) attendus par le royal malade dont ils devaient hâter la guérison. Il était aussi accompagné de ceux de nos compagnons dont il avait fallu nous séparer faute de chameaux.

J’attachais une grande importance à être présenté au kervanbashi sous de favorables auspices. On se figurera facilement combien je fus surpris et même alarmé

  1. Suite. — Voy. pages 33 et 49.
  2. À mon retour en Perse, je retrouvai ma lettre à Hayder-Efendi dans les archives de l’ambassade turque.