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vision de farine que je crus dès lors devoir me réduire à la portion congrue, et retrancher deux poignées de ma ration quotidienne. Je pris également soin de ne pas mettre de levain dans le pain que je cuisais sous la cendre ; le produit ainsi obtenu est plus considérable, il traverse moins vite les voies digestives, et l’aiguillon de la faim se fait sentir à de plus longs intervalles. Il nous fut permis, fort heureusement, de pratiquer çà et là quelques excursions de mendicité ; fort heureusement aussi les Turkomans d’Etrek — qui n’en sont pas moins de grands voleurs — se montrèrent aussi généreux que les autres. Il était rare, par exemple, de passer devant une de leurs tentes sans y voir deux ou trois Persans courbés sous le poids des fers.

Ce fut encore à Etrek, sous la tente d’un notable de l’endroit, nommé Kotchak Khan, que je découvris un Russe, jadis matelot à bord d’un des navires qui forment la station d’Ashourada. Nous étions entrés, pour y faire la sieste, chez ce personnage éminent ; à peine lui avais-je été présenté en qualité de Roumi[1] que notre hôte nous dit, avec une satisfaction marquée : — « Je puis te servir un plat de ton goût. Nous savons dans quels termes, vous êtes avec la Russie : tu vas contempler un de tes ennemis, réduit à l’état le plus abject[2]. » Il fallut alors affecter une joie que j’étais loin de ressentir. On amena le pauvre Moscovite, qui traînait après lui des chaînes massives ; son visage blême, sa physionomie attristée faisaient peine à voir. Je n’eus garde, cependant, de laisser percer la moindre émotion :

« Comment traiteras-tu cet effendi, disait Kotchak Khan à son prisonnier, si tu venais à le rencontrer dans ton pays, que le ciel maudisse ?… Va maintenant lui baiser les pieds !… »

Le malheureux s’apprêtait à obéir, mais je l’écartai du geste, prenant soin de faire remarquer que je venais, ce jour-là même, de procéder à ma grande purification (gusl), et que je ne me souciais pas de contracter une nouvelle souillure en tolérant le contact d’un infidèle :

« Il me serait agréable, ajoutai-je, qu’on voulût bien l’ôter de mes yeux le plus tôt possible, attendu que les gens de ce pays m’inspiraient une aversion toute particulière. »

On lui fit signe de s’éloigner, et il se hâta d’obéir, mais en me jetant un regard d’intelligence. J’appris plus tard qu’un de ses camarades avait été enlevé en même temps que lui ; l’autre était mort en captivité dans le cours de l’année précédente. Leur gouvernement avait offert de payer leur rançon, mais les Turkomans exigeaient une somme exorbitante (cinq cents ducats par tête), et comme, durant les négociations à ce relatives, Tcherkes Bay, le frère de Kotchak Khan, vint à tomber aux mains des Russes, qui l’envoyèrent mourir en Sibérie, l’affranchissement des deux infortunés marins devint encore plus difficile à obtenir. Le survivant n’était pas en état de supporter beaucoup plus longtemps les rigueurs de la captivité ; je pense qu’il n’aura pas tardé à rejoindre son camarade[3].

Ainsi chez ces tribus nomades se multiplient des contrastes appelés à produire sur l’esprit du voyageur les impressions les plus opposées. Il m’est arrivé, rentrant chez moi chargé de présents et pénétré de reconnaissance pour leurs vertus hospitalières, de me voir implorer par cet esclave persan dont j’ai parlé plus haut, et que je trouvais en butte aux souffrances de la soif la plus intolérable. Il sollicitait avec instance un verre d’eau que ses maîtres impitoyables lui avaient, disait-il, refusé, pendant toute une journée de travail passée à cultiver leurs champs de melons, et durant laquelle il avait vécu de poisson salé. Lorsqu’il me fit ce triste récit, nous étions heureusement seuls sous la tente ; l’aspect de cet homme et les larmes qui ruisselaient sur sa barbe épaisse me firent oublier les dangers auxquels m’exposait une imprudente pitié ; je lui passai mon outre, bien garnie d’eau, et tandis que je veillais à la porte, il put se désaltérer tout à l’aise. Après quoi il s’enfuit, mais non sans m’avoir chaleureusement remercié. Ce pauvre garçon, devenu le plastron de toute la famille, était plus spécialement harcelé par la seconde femme de Kulkhan, Persane d’origine et jadis captive, qui voulait par là faire preuve d’une conversion sincère.

Déjà ces cruels tableaux me révoltaient à Gömüshtepe : qu’on juge de mes sentiments lorsque je pus me convaincre que ce séjour était, auprès d’Etrek, et relativement parlant, la dernière étape de la civilisation et de l’humanité. Les tentes ainsi que leurs habitants ne m’inspirèrent plus qu’horreur et dégoût. Bien que la caravane se trouvât maintenant au grand complet, le kervanbashi ne donnait pas signe de vie ; de nouvelles relations, de nouvelles amitiés se formaient, et j’assistais à des conférences ou se débattait la question de savoir quelle route choisirait probablement le guide officiel.

Nous traitions un jour ce sujet, lorsqu’un habitant d’Etrek nous apporta un renseignement bien venu : les Tekke, particulièrement redoutables aux caravanes engagées sur la route de Khiva, venaient d’envoyer aux

  1. Synonyme d’Osmanli.
  2. Les Turkomans, ainsi que les mahométans en général, admettent qu’il existe quatre livres sacrés, le Pentateuque, les Psaumes de David, l’Évangile et le Koran. Ils admettent, en outre, que les juifs possèdent deux de ces livres, le Pentateuque et les Psaumes, tandis que les chrétiens croient à l’Évangile. Or quiconque croit à un de ces quatre livres reçoit d’eux le nom de Sahib K’taab (mot à mot Possesseur du Livre), et quiconque est Sahib K’taab a droit non-seulement au respect de sa personne, mais au respect de ses pratiques religieuses. Il suit de là qu’un Sahib K’taab ne saurait être esclave, de telle sorte que les juifs et les chrétiens échappent à la servitude… Mais, nonobstant ces priviléges étendus aux chrétiens et aux juifs, un Turkoman asservira fort bien un shiite, quoique celui-ci soit mahométan, parce que, dit-il, le shiite a contribué à corrompre le Koran. De même fera-t-il son esclave d’un Russe ou d’un païen, alléguant, par ignorance, que le Russe ne croit pas à l’Évangile, et mettant le païen hors la loi parce qu’il ne possède aucune espèce de Livre. — Travels and adventures of Dr Wolf. Deuxième édit., t. I, p. 52. (Note du traducteur.)
  3. Lorque plus tard j’ai pu raconter aux Russes cette misérable histoire, ils donnèrent pour excuse qu’ils ne voulaient pas, en accordant de si fortes rançons, encourager, stimuler l’avidité des Turkomans, d’autant mieux disposés à persister dans leurs déprédations que celles-ci leur rendraient de plus beaux profits.