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l’autre monde, où cent années de purgatoire ne suffisent pas pour effacer sa souillure.

Après environ quatre heures de marche dans la direction ci-dessus indiquée, parmi les marécages et les prairies, je constatai que nous étions parvenus sur les flancs inclinés du plateau qui s’étend au nord de Gömüshtepe. En effet, on voyait disparaître peu à peu, non-seulement les élévations dont j’ai parlé, mais aussi les montagnes qui marquent les frontières de la Perse. Quelques groupes de tentes, autour desquelles paissaient des chameaux, se rencontraient à peine de distance en distance, et bien que l’œil enchanté n’aperçût de toute part que les pâturages les plus verdoyants, ce district est encore moins peuplé que celui où m’avait naguère conduit Kizil Akhond. Il y manque une rivière comme la Görghen, et l’eau de source, qui sert aux usages quotidiens, se trouve épuisée avant que ces riches prairies aient suffisamment engraissé les troupeaux qu’on y mène. Aussi n’y voit-on de tentes que pendant les mois de mai et de juin. Nous devions passer la nuit dans un de ces groupes, peuplés par les gens de Kulkhan, attendu qu’Etrek était encore à six milles[1] de là, ce qui constituait pour nos chameaux lourdement chargés une étape bien complète. Au surplus, nous avions été dûment annoncés, et la fumée qui s’élevait, augure favorable, présageait un bon souper à nos appétits en éveil. Bien que nous fussions à quatre milles seulement de Gömüshtepe, le voyage nous avait pris environ huit heures, et nous étions, bêtes et gens, presque à bout de forces.


Une fâcheuse rencontre. — D’après Vambéry.

Un jeune homme, le neveu de Kulkhan, vint nous souhaiter la bienvenue à dix pas en avant de sa résidence ; son oncle se chargea de loger Ilias et l’Afghan, nous laissant, les Hadjis et moi, sous l’étroite tente d’Allah Nazr, bon vieux Turkoman que mettait hors de lui la pensée de recevoir des hôtes envoyés par le ciel. En dépit de toutes nos protestations, il tua une chèvre, la seule qu’il possédât, pour nous offrir un meilleur souper, et le lendemain, au déjeuner, le brave homme parvint à se procurer du pain, aliment de luxe qui depuis plusieurs semaines lui était complétement étranger. Tandis que nous attaquions son rôti savoureux, il était assis en face de nous et versait littéralement des larmes de joie. Jamais Allah Nazr ne voulut garder la moindre parcelle de la chèvre tuée en notre honneur : les cornes et les sabots eux-mêmes, préalablement réduits en cendres, et qui servent ainsi à panser les plaies des chameaux, furent par lui remis à Ilias. Quant à la peau, enlevée d’une seule pièce, il voulut m’en faire une outre, et me la donna effectivement après que, frottée de sel, il l’eut fait sécher au grand soleil.

Il fallut attendre ensuite l’arrivée d’un esclave, — l’un des cinq dont j’ai raconté, dans mon dernier chapitre, la capture obtenue par trahison. Ce pauvre diable était envoyé par manière de punition au redoutable Kulkhan, notre hôte ayant, à ce qu’il paraît, des moyens particuliers pour tirer d’un captif les renseignements nécessaires et vérifier s’il peut être mis à rançon ou si, dépourvu de parents et d’avoir personnel, il faut l’envoyer sur le marché de Khiva.

La première de ces deux alternatives est, de beaucoup, la plus agréable aux Turkomans qui peuvent éle-

  1. On voudra bien ici et ailleurs se rappeler qu’il s’agit de milles allemands.