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trabad, et nous devions profiter de son retour pour assurer à notre voyage toute garantie de succès. C’était effectivement mettre bien des chances de notre côté que de marcher sous la direction d’un homme qui, mieux que tout autre, devait avoir pratiqué les invisibles chemins du Désert.

Une chose m’étonnait : c’était la répugnance marquée de beaucoup de mes compagnons de route pour ce pays où leur était prodiguée une hospitalité si généreuse. Déjà las de vivre au milieu des Turkomans, ils affirmaient que, pour tout homme, doué de quelques sentiments humains, le spectacle des tortures infligées aux malheureux captifs persans devenait à la longue un véritable supplice : « Certes, disaient-ils, il ne s’agit que d’hérétiques, et pendant que nous traversions la Perse leurs compatriotes ne nous ont guère épargnés ; mais ce que souffrent ici ces misérables n’est véritablement pas à tolérer. » La compassion manifestée par ces hommes, dans le pays desquels le commerce des esclaves ne s’est pas introduit, et les imprécations que leur arrachait l’inhumanité des karaktchi (brigands) suffisent pour donner une idée de la misérable condition à laquelle étaient en effet réduits les infortunés prisonniers du Turkestan.

Essayons de nous figurer ce que doivent être les impressions d’un villageois des frontières persanes — fût-il compté parmi les plus pauvres de sa race — lorsque, victime d’une surprise nocturne, il se voit arraché à sa famille, et quand il arrive, souvent couvert de blessures, dans un lieu comme celui-ci. Il lui faut d’abord échanger ses vêtements habituels contre quelques haillons turkomans qui couvrent à peine une partie de son corps ; les entraves dont il est chargé meurtrissent ses chevilles endolories et lui infligent à chaque pas une souffrance nouvelle ; pendant les premiers jours, quelquefois pendant les premières semaines de sa captivité, on le soumet à la diète la plus rigoureuse. La nuit, pour prévenir toute tentative d’évasion, on charge aussi son cou d’une karabogra (anneau de fer) fixée à une cheville, de telle sorte que le bruit du métal trahit ses plus légers mouvements (voy. page 49). Ses souffrances n’auront de terme que si ses parents ou amis peuvent payer sa rançon. Dans le cas contraire, il sera vendu sur place ou conduit, à marches forcées, du côté de Kiva et de Bokhara.

Mes oreilles ne s’habituaient pas au grincement de ces chaînes odieuses, bruit sinistre qu’on ne manque jamais d’ouïr sous la tente de tout Turkoman qui occupe un certain rang et affiche certains dehors. Notre ami Khandjan lui-même possédait des esclaves, — deux jeunes gens de dix-huit à vingt ans, — et j’éprouvais une indicible émotion à voir chaque jour ces malheureux, presque enfants encore, traîner ainsi leur boulet. Il me fallait par surcroît écouter, sans mot dire, les injures, les imprécations dont on les chargeait au moindre mécontentement. Le plus léger témoignage de pitié aurait d’autant plus vite excité les soupçons que ma connaissance de leur langue natale portait ces infortunés à m’interpeller fréquemment. Le plus jeune de ces esclaves, un bel Irani aux cheveux noirs, me supplia d’écrire pour lui à ses parents qu’il adjurait de vendre maison et troupeaux pour le tirer de sa captivité ; on pense bien que je ne lui refusai pas ce service. Un jour que je me croyais à l’abri de tout regard, je me permis de lui offrir une tasse de thé ; mais par malheur, au moment où il étendait la main pour la prendre, je ne sais quel importun pénétra inopinément sous la tente ; il fallut, modifiant mon geste, feindre une tout autre intention, et même, pour plus de vraisemblance, frapper légèrement ce malheureux.

Pendant mon séjour à Gömüshtepe, il ne se passa pas une nuit sans qu’un coup de fusil, parti du rivage, nous annonçât l’arrivée de quelque bateau-pirate chargé de butin. Le matin venu, j’allais réclamer, des héros victorieux, la dîme due aux derviches, ou plutôt, je dois le dire, voir les pauvres Persans aux prises avec les premières angoisses de la captivité. Mon cœur saignait devant ces horribles scènes ; mais il fallait bien se bronzer là-dessus pour étudier, comme ils méritaient de l’être, ces contrastes frappants de vertu et de vice, de tyrannie et d’humanité, d’honnêteté scrupuleuse et de brigandage sans frein.

Une quinzaine s’était à peine passée, que je commençais, moi aussi, à me lasser de cette résidence et à jeter malgré moi des regards d’envie sur les frontières de la Perse. Nous n’en étions guère qu’à quelques lieues ; mais par les mœurs, les habitudes, la manière de voir, Turkomans et Persans diffèrent aussi bien que si les deux peuples étaient placés à d’énormes distances l’un de l’autre, tant sont puissantes l’influence de la religion et celle des traditions historiques. Je souris parfois en songeant que les Turkomans qui, à certains égards, se montraient si féroces, à ce moment-là même se mettaient en frais de pieuses réjouissances (lillah) auxquelles était nécessairement conviée toute notre société de pèlerins. Ces invitations se réitéraient plusieurs fois chaque jour. Je n’acceptais guère que les deux premières, témoignant par mon attitude que je désirais être dispensé de la troisième ; en pareil cas, celui par qui j’étais invité prétendait, par ses bourrades, me contraindre à quitter ma tente, et, d’après les règles de l’étiquette indigène, plus rudes étaient les coups de coude dont il régalait mes côtes, plus sincère et plus cordial se manifestait son désir de me voir assis à sa table. En pareille occasion, notre hôte étalait devant la tente quelques pièces de feutre, voire un tapis s’il voulait se montrer particulièrement magnifique, sur lequel les convives s’asseyaient en rond, par groupes de cinq ou six ; à chacun de ces groupes était départie une vaste écuelle de bois dont les dimensions et le contenu correspondaient au nombre et à l’âge de ceux qui devaient y puiser. Nous y plongions tour à tour, jusqu’à épuisement complet, nos mains entr’ouvertes. Je ne crois pas que la qualité des mets qui nous étaient servis ou la façon de les apprêter puisse intéresser nos gastronomes ; aussi me bornerai-je à remarquer, en passant, que la viande