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car j’avais promptement acquis la conviction que, chez ces peuples sauvages, la seule classe des Oulémas exerce une influence réelle, et que l’ascendant des Aksakal (ou barbes grises), regardé chez nous comme supérieur à tout autre, n’a pas à beaucoup près l’importance qu’on lui prête.

La confiance toujours croissante que me témoignaient mes nouveaux hôtes justifiait à mes yeux la ligne de conduite que j’avais adoptée avec une imprudence apparente. Ils m’en donnèrent une preuve bien marquée, lorsque, se décidant à bâtir une mosquée avec quelques débris des anciennes ruines grecques auxquelles Gömüshtepe doit son nom, on me pria d’indiquer l’emplacement du mihrab (autel), d’après la recommandation de Kizil Akhond qui m’avait désigné comme le derviche le plus instruit et le plus expérimenté de la bande.

Jusqu’au moment dont je parle, et sauf les constructions que les Grecs ont élevées, à ce qu’on assure, dans le voisinage de Gömüshtepe, on aurait parcouru le district tout entier sans y trouver le moindre semblant de murailles ; et il faut certainement regarder comme l’indice d’un progrès quelconque dans les voies de la civilisation, l’idée de bâtir un édifice consacré au culte, dans cette espèce de camp dont les Yomuts semblent avoir fait leur capitale. Depuis quelque temps déjà, chacun des pieux coreligionnaires s’imposait le devoir de transporter à pied d’œuvre un certain nombre de ces belles briques carrées qu’on détache des fortifications élevées par Alexandre, et comme les matériaux semblaient en quantité suffisante, un des Turkomans venait d’être expressément investi des fonctions d’architecte. Ses affaires l’avaient à plusieurs reprises conduit du côté d’Astrakhan, et on lui attribuait certaine expérience en matière de constructions ; aussi était-il chargé de la besogne tout entière. Lorsque, avec le secours de la boussole, je leur eus indiqué fort exactement la direction où se trouve la Mecque, ils se mirent à dresser les murs sans s’inquiéter en aucune manière d’en creuser les fondations, négligence qui offrait d’assez pauvres garanties pour la solidité du monument, auront peut-être à se louer sous d’autres rapports. Étant donné, qu’il reste assez longtemps debout, les Russes, effectivement, pourraient s’en servir un jour ou l’autre comme ouvrage avancé de quelque forteresse, et les vastes desseins du conquérant macédonien se trouveraient profiter en définitive à l’ambition rivale d’un Romanov.


Jeune fille turkomane. — Dessin d’Émile Bayard d’après Vambéry.

Après une semaine ainsi passée à Gömüshtepe, j’avais de par les protections que je viens d’énumérer, une foule de connaissances diverses. Elles me mirent en état de percer à jour les relations sociales établies entre ces gens-ci, de suivre dans leurs nombreuses ramifications les éléments dont une tribu se compose, de fixer approximativement mes idées sur la nature du lien qui les rattache et fait vivre ensemble ces intérêts si compliqués et si discordants ; tâche moins facile que je ne l’avais supposé au premier abord. Pour peu qu’il m’arrivât d’effleurer une question relative au train de la vie quotidienne, de manifester ma curiosité à propos de tel ou tel objet mondain, mes interlocuteurs se demandaient, avec étonnement, pourquoi un derviche, exclusivement voué aux préoccupations religieuses, se mêlait