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cette espèce de communion, les jeunes voyageurs ne manquaient pas d’en rendre compte aux plus âgés. Et ces derniers, se montrant fort satisfaits, ne cessaient de se répéter l’un à l’autre que Hadji Reshid (mon nom d’emprunt) était un derviche de la bonne espèce et qu’ils feraient quelque chose de lui.

Le quatrième jour, après une marche prolongée, nous atteignîmes Firuzkuh, où l’on monte péniblement par des chemins détestables.

La ville de Firuzkuh est située au pied d’une montagne que couronnent d’anciennes fortifications aujourd’hui démantelées ; elle tire quelque importance de ce fait qu’elle marque la limite de la province Arak Adjémi. Nous étions désormais dans le Mazendran.

Le lendemain matin, tournant décidément vers le nord, nous ne marchâmes guère que trois ou quatre heures avant d’atteindre le seuil de la grande passe (plus spécialement appelée Mazendran) qui s’étend jusqu’aux rives de la mer Caspienne. Dès qu’on a laissé derrière soi le karavanséraï bâti à la cime de la montagne, la stérilité, la nudité des pays que le voyageur vient de traverser font place aux richesses de la végétation la plus luxuriante.

On serait tenté de ne plus se croire en Perse quand on voit déborder de toute part la splendeur de ces forêts vierges et leur magnifique verdure. Elles étaient dans tout leur éclat printanier, et leur influence prestigieuse effaça jusqu’à la dernière trace des pressentiments sinistres qui m’avaient jusqu’alors troublé.

La station Zirab est à l’extrémité nord de cette longue passe que nous venions de franchir. Ici commencent d’interminables forêts qui cernent les rivages de la mer Caspienne. Nous longeâmes une chaussée construite par Shah Abbas, mais dont la ruine marche à grands pas. Heften, où nous devions passer la nuit, est au centre d’une belle forêt de buis. Nous y étions arrivés de bonne heure, et avant de préparer notre thé, nos jeunes gens se mirent en quête d’une source d’eau douce. Presque aussitôt nous entendîmes un cri de détresse et nous les vîmes revenir à toute course. Ils avaient vu, disaient-ils, dans le voisinage de la fontaine, certains animaux que leur approche avait fait fuir et qui s’étaient éloignés en bondissant. C’étaient des chacals qui, pendant la nuit, nous assaillirent, mais sans nous tourmenter beaucoup, bien qu’ils fussent trop nombreux pour qu’on pût songer à les écarter, ce qui d’ailleurs est facile, car ils ont peur du bâton. Ces animaux infestent la Perse tout entière. En ce qui me concerne, je fus harcelé du soir au matin. Pour les empêcher d’emporter mes souliers et mon sac à provisions, il ne fallut rien moins qu’une véritable lutte à coups de pied et à coups de poing.

Nous devions le lendemain gagner Sari, la capitale du Mazendran. À peu de distance de la route est Sheikh Tabersi, place forte longtemps défendue par les Babis[1] qui s’étaient rendus la terreur du voisinage. Ici encore nous trouvons de beaux jardins où les oranges et les citrons se récoltent par moissons abondantes. Leurs fruits jaunes et rouges contrastent d’une manière admirable avec la verdure qu’ils étoilent.

La ville même de Sari ne se recommande par aucun genre de beauté, mais on me la signale comme le centre d’un commerce important. Pendant que nous traversions le bazar de cette cité, la dernière du territoire persan, nous reçûmes aussi une dernière volée d’imprécations et d’injures. Je me laissai aller, cette fois, à témoigner le juste ressentiment d’une pareille insolence. Cependant, et après réflexion, il me parut à propos de ne pas garder l’attitude menaçante que me donnaient mon bâton et mon sabre alternativement levés sur les shiites dont plusieurs centaines encombraient le bazar.

Nous ne demeurâmes à Sari que juste le temps de louer des chevaux pour nous transporter en un jour au bord de la mer. La route traverse plusieurs marécages entrecoupés d’étangs ; la suivre à pied serait impossible. Il existe, du reste, différents chemins qui mènent d’ici à la mer Caspienne. On y va par Ferahabad (les Turkomans disent Parabad) aussi bien que par Gez ou Karatepe. Nous choisîmes néanmoins la dernière, qui devait nous conduire au sein d’une colonie sunnite où nous étions certains de trouver un accueil hospitalier, ayant pratiqué, à Sari même, plusieurs membres de cette colonie qui nous avaient paru de fort braves gens.

Nous nous étions reposés deux jours, quand nous partîmes pour Karatepe. Nous y arrivâmes le soir seulement, et après neuf heures d’une marche pénible. C’est là que commencent à se manifester les terribles impressions produites par le voisinage des Turkomans. Leurs barques de pirates, abritées le long de la côte, mettent à terre des bandes armées, dont les expéditions s’étendent à plusieurs lieues et qui ramènent au rivage de nombreux prisonniers.


III

Mon hôte afghan, Nur-Ullah. — Je suis soupçonné. — Un Tiryaki. — Souvenirs de Nadir-Shah. — Premier coup d’œil sur la mer Caspienne. — Le capitaine Yakoub. — Talisman d’amour. — Nous nous embarquons pour Ashourada. — Les Russes et leur marine. — Un amiral turkoman. — Anxiétés inutiles. — Les Inghiliz et leurs balises. — L’embouchure de la Görghen. — Nous débarquons à Gömüshtepe. — Un chef turkoman. — Bonne réception.

Dès mon arrivée à Karatepe, un Afghan de haute classe, nommé Nur-Ullah, avec lequel j’avais noué connaissance pendant mon séjour à Sari, voulut absolument m’emmener dans sa maison, et comme je faisais quelque difficulté de fausser compagnie à mes collègues, il comprit Hadji Bilal dans ses pressantes invitations, ce qui ne me laissait aucun prétexte pour refuser son hospitalité. Je ne pouvais d’abord m’expliquer des prévenances si extraordinaires ; mais je m’assurai, un peu plus tard, qu’il avait appris sur quel pied je vivais à l’ambassade ottomane, et comptait obtenir de moi, par ses bonnes grâces, une lettre de recommandation,

  1. Secte fanatique qui niait la mission de Mahomet et cherchait à propager les doctrines d’un socialisme sauvage.