Page:Le Tour du monde - 12.djvu/380

Cette page n’a pas encore été corrigée


Les gamins de Malaga n’ont rien à envier, sous le rapport de l’adresse, aux plus habiles filous de Naples ou de Londres ; nous en avons fait personnellement l’expérience, à bon marché, du reste, puisqu’elle ne nous a coûté qu’un mouchoir. Ils sont très-inventifs pour s’approprier le bien d’autrui ; on en pourra juger par cette petite histoire locale arrivée tout récemment, et que nous rapportons dans toute sa pureté d’après un malagueño ; il s’agissait, ni plus ni moins, de voler à un brave arriero descendu de la montagne, une once d’or (quatre-vingt-cinq francs) qu’il avait mise dans sa bouche dans la crainte des filous.

Un dimanche, au moment où la messe de midi sonnait à la cathédrale, notre arriero rencontrait à la Puerta de Mar un paysan de ses amis, qui le pressait de l’accompagner à l’église ; le méfiant montagnard refusa, disant qu’il avait une once d’or dans sa faja, et qu’il craignait de se trouver au milieu de la foule. Le paysan insista, lui faisant observer que ce n’était pas une raison suffisante pour perder la misa ; et puis, ajouta-t-il, mets la onza dans ta bouche, elle y sera plus en sûreté que dans ta ceinture.

Cette raison parut concluante à l’arriero, qui prit avec son ami le chemin de l’église. Quelques vauriens, pillos, granujas ou charranes avaient entendu la conversation sans en perdre un seul mot, et avaient vu l’once d’or passer de la faja dans la bouche de l’arriero ; trois d’entre eux se détachèrent de leurs camarades et suivirent leur victime jusque dans l’église ; avant d’entrer, ils quittèrent leurs alpargatas et leur sombreros, prirent chacun les deux coins d’un mouchoir dans lequel ils jetèrent quelques petites pièces de cuivre et d’argent et se mirent à jouer au naturel le rôle de deux marins demandant les offrandes pour accomplir un vœu, et faire dire des messes à la Vierge del Carmen. Ils s’approchèrent ainsi de l’arriero, qui se tenait au milieu d’un groupe, serrant les dents pour mieux garder son once et regardant de travers tous ceux qui se trouvaient autour de lui ; les deux faux marins s’étaient agenouillés et faisaient semblant de murmurer des prières, sans perdre de vue l’arriero. Enfin, après l’Ite missa est, un d’eux lâcha tout à coup les coins du mouchoir, et la monnaie roula sur les dalles.

« Caballeros, que personne ne bouge, s’écria un des charranes, tout cet argent appartient à la Virgen santissima ! Attention à l’once ! où est l’once d’or ? »

Tous les assistants se penchèrent pour regarder, à l’exception des faux marins, qui eurent soin de ne pas se baisser, et qui reprirent plus haut :

« Personne n’a vu l’once pour les messes de Maria santissima ? Qui donc a pris l’once ?

— C’est ce coquin-là qui vient de la ramasser et de la mettre dans sa bouche, » s’écria un des assistants qui n’était autre qu’un compère, en montrant du doigt le pauvre arriero. Celui-ci, confus et interdit, porta naïvement sa main à sa bouche, et en retira l’once d’or, qu’un des assistants, — toujours un compère, — lui arracha violemment des mains avec une indignation bien jouée, pour la remettre dans le mouchoir des pauvres marins. Le public indigné accabla de reproches le prétendu voleur, et quand il put enfin ouvrir la bouche pour protester de son innocence, les charranes qui s’étaient faufilés parmi la foule comme des serpents à travers un buisson, se partageaient l’once d’or en dehors de l’église.

Malgré leur costume délabré, ces lazzaroni de Malaga ont une certaine désinvolture qui empêche de les confondre avec les mendiants de profession ; du reste, ils ne demandent pas l’aumône : ils aiment mieux voler ; 1’esplanade del Muelle est le théâtre ordinaire de leurs exploits ; c’est là qu’ils ont l’habitude de prélever leur dîme sur les diverses marchandises qu’on débarque au bord de la mer ; tantôt c’est un bacalao (morue) qu’ils font adroitement passer sous leur chemise, tantôt c’est un de ces énormes oignons, un melon, ou quelques batatas ; ils sont encore fort habiles à plonger leur navaja dans un ballot, pour recevoir dans leur sombrero le riz qui s’en échappe ; ils se donnent ensuite rendez-vous dans le lit desséché du torrent du Guadalmedina, ou dans quelque autre endroit écarté, où ils font cuire entre deux pierres, dans quelques vieux tessons, les produits de leur maraude.

Il est rare que ces festins ne se terminent pas par une partie de cartes, car ils sont très-joueurs, comme presque tous les Andalous de la basse classe : une mante crasseuse pliée en quatre et jetée à terre leur sert de tapis