Page:Le Tour du monde - 12.djvu/378

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’être habiles au maniement de cette arme, et, encouragés par leur adresse, ils deviennent agressifs à la moindre parole insignifiante, ou simplement pour le plaisir de faire le mal.

Déjà, en parlant d’Albacète, nous avons cité cette ville comme très-renommée pour la fabrication des navajas ; Guadiz, Séville, Mora, Valence, Jaen, Santa Cruz de Mudela et bien d’autres villes possèdent aussi leurs maestros de herreria, ou couteliers en réputation. Outre bien d’autres noms de fantaisie que reçoit la navaja, on l’appelle encore, en Andalousie, la mojosa, la chaira, la tea, expressions plus particulières aux gitanos ; les barateros l’appellent plutôt corte (tranchant), herramienta ou hierro (fer), abanico (éventail), sans compter d’autres noms aussi pittoresques.

Pendant notre séjour à Malaga, nous eûmes la fantaisie de prendre des leçons chez un des profesores ou diestros les plus consommés ; au bout de quelques séances, Doré était devenu l’un des élèves les plus distingués de la salle, et, armés de petits joncs taillés en navaja, nous nous livrions de rudes assauts et nous nous portions, suivant toutes les règles d’une escrime spéciale, les plus terribles coups de taille et d’estoc : le pouce placé sur la partie la plus large de la lame, la main gauche collée contre la ceinture, les jambes légèrement entr’ouvertes afin de rendre les évolutions plus faciles, telle était notre position quand nous nous mettions en garde pour nous pourfendre.

Le professeur commençait alors la démonstration des différentes sortes de golpes, c’est ainsi qu’on appelle les coups, qui reçoivent également le nom de puñaladas ou punalás, comme prononcent les Andalous ; les coups se portent dans la parte alta ou dans la parte baja : la partie haute s’étend depuis le sommet de la tête jusqu’à la ceinture, et la partie basse depuis la ceinture jusqu’aux pieds, de manière que les coups sont altos ou bajos, suivant qu’on les porte dans le haut ou dans le bas du corps.

Un des principaux coups de la partie haute est le javeque ou chirlo, dont nous avons déjà dit quelques mots à propos d’Albacète ; on nomme ainsi une large estafilade faite dans la figure avec le tranchant de la navaja et qui s’allonge comme la voile effilée du javeque (chebek) ; le javeque est regardé, par les barateros, comme une blessure ignominieuse ; car, de tous les coups qu’on puisse recevoir, c’est celui qui montre le mieux la maladresse du blessé et le peu de cas que le diestro, littéralement l’habile, fait de son adversaire, en se contentant de le marquer simplement au lieu de le tuer. Un autre coup de la parte alta, coup beaucoup plus grave et qui exige une grande adresse, c’est le desjarretazo ; il se porte par derrière, au-dessus de la dernière côte : le desjarretazo est un coup très-estimé, non pas de celui qui le reçoit, bien entendu, car il est presque toujours mortel, notamment quand la lame, ouvrant une large blessure, sépare en deux la colonne vertébrale. Seulement, comme rien au monde n’est parfait, ce joli coup a l’inconvénient de découvrir le diestro qui le porte et de l’exposer à recevoir en même temps un coup de pointe dans le ventre. C’est ce que nous démontra notre professeur, et Doré se hâta de formuler clairement le précepte au moyen d’un dessin qu’il lui soumit et qui reçut de tous points son approbation.

Citons encore la plumada, coup qui se donne de droite à gauche en décrivant une courbe, et le revés, porté de gauche à droite avec le bras déployé et ramené subitement ; la culebra, qui consiste à se jeter rapidement la face contre terre en s’appuyant sur la main gauche, et à porter de bas en haut, avec l’autre main, un coup dans le bas-ventre ; le floretazo, coup employé contre l’adversaire qui s’avance trop rapidement et qui vient lui-même s’enferrer sur la pointe de la navaja ; en donnant un floretazo, on courrait grand risque d’être blessé soi-même si on ne rejetait vivement le corps en arrière.

Les tiradores, ou tireurs expérimentés, recommandent encore la corrida comme un des coups les plus utiles à connaître : la corrida, qui exige une légèreté particulière et beaucoup de sang-froid, s’exécute en faisant tout d’un coup un mouvement oblique sur la droite ou sur la gauche, afin de frapper l’adversaire dans le côté. Les golpes de costado ne sont pas moins dangereux : ce sont les coups d’estoc qui se portent entre les côtes, et il est rare qu’ils ne soient pas mortels.

Quelquefois les tiradores placent sur leur bras gauche leur manta, leur veste enroulée, ou bien tiennent à la main leur sombrero, dont ils se servent comme d’un bouclier ; ces moyens de défense sont très-discutés : le principal reproche que leur adressent les puristes, c’est d’empêcher de se servir de la main gauche ; car, tout tirador accompli doit savoir manier indistinctement son arme des deux mains. Quant à la faja, ou ceinture, les tireurs de navaja ne manquent jamais d’en ceindre leurs reins, car elle est d’une grande utilité pour la défense ; seulement il est essentiel de la fixer bien solidement : si elle venait à se dérouler dans les jambes du tirador, elle pourrait le faire tomber et l’exposer ainsi aux plus grands dangers.

Chaque coup, naturellement, a ses parades ou recursos ; il y en a de différents genres : d’abord les engaños ou finjimientos (feintes ou tromperies), puis les tretas ou bottes secrètes ; ces dernières s’éloignent quelque peu des règles de l’escrime telle que nous la comprenons ; qu’on en juge par quelques exemples.

On jette le sombrero à la figure de son adversaire ; c’est une botte qui manque rarement son effet.

Le diestro se baisse rapidement pour ramasser de la main gauche une poignée de sable ou de terre qu’il jette aux yeux de son ennemi, et de l’autre main il lui porte un coup dans le ventre, ce qui s’appelle atracar.

Quelquefois encore on marche fortement sur les pieds de son ennemi, on lui donne un coup de talon dans le bas-ventre, ou bien on cherche à le faire tomber au moyen d’un croc-en-jambe ; ou bien encore on feint d’adresser la parole à un être imaginaire qui survien-