Page:Le Tour du monde - 12.djvu/370

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Almeria, dont le nom signifie, dit-on, miroir de mer, appartenait aux Arabes dès l’an 766, et devint la capitale d’un royaume qui subsista jusqu’au milieu du douzième siècle ; son port était alors un repaire de pirates qui infestaient toute la Méditerranée ; les Espagnols en firent le siége en 1147, et s’en emparèrent avec l’aide des Pisans et des Génois ; les vainqueurs se partagèrent un riche butin, et on assure que, dans la part échue à ces derniers, se trouvait une coupe d’émeraude dont Notre-Seigneur, suivant la tradition, s’était servi à la sainte Cène ; cette relique, connue à Gênes depuis des siècles sous le nom du Sacro-Catino (la coupe sacrée), y fut considérée longtemps comme le plus précieux trésor de la ville ; suivant une autre tradition, elle aurait été prise à Césarée à l’époque des croisades et aurait fait partie des présents apportés à Salomon par la reine de Saba ; ou bien encore, ce serait le Saint-Graal, le vase mystique à la recherche duquel le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde entreprirent tant d’expéditions. Autrefois on montrait de loin au public le Sacro-Catino dans les occasions solennelles, et il y avait les peines les plus sévères contre celui qui aurait osé le toucher. Quelques voyageurs du siècle dernier, l’abbé Barthélemy entre autres, avaient osé élever des doutes au sujet de la fameuse relique ; ces doutes furent confirmés lorsque, sous Napoléon Ier, la prétendue coupe d’émeraude fut portée à Paris : on s’aperçut facilement qu’au lieu d’une pierre précieuse c’était une coupe de verre antique. En 1815 elle fut renvoyée à Gênes et se cassa pendant le trajet ; nous avons pu voir moyennant rétribution, dans le trésor de la cathédrale, les fragments du Sacro-Catino ornés d’une monture en or.

Almeria et ses huertas, ses fertiles jardins, sont souvent chantés dans les romances moresques ; la belle Galiana, la bien-aimée d’Aben-Amar, qui fit pour elle de si étranges choses, était fille de l’alcayde d’Almeria :

En las huertas de Almeria
Estava el moro Aben-Amar,
Frontero de los palacios
De la mora Galiana.

À l’époque de la guerre des Alpujarras, le rio d’Almeria fut une des dernières parties du pays qui se rendit aux Espagnols, et il fallut l’arrivée de Don Juan d’Autriche pour le soumettre. Calderon a tiré, d’un des épisodes de cette guerre, le sujet d’une de ses pièces : Amar despues de la muerte, y el sitio de la Alpuxarra, c’est-à-dire : Aimer après la mort, ou le siége de l’Alpujarra. Il y avait à Almeria un jeune Morisque nommé Tuzani ; c’était un beau cavalier, habile à manier avec adresse sa longue épée de fine trempe suspendue à un élégant baudrier et sa riche arquebuse valencienne. Tuzani aimait une jeune Moresque, la belle Malcha, qui fut tuée au siége de Galera, où furent commises tant d’atrocités ; il retrouva le corps de sa maîtresse percé de deux coups mortels, et fit le serment de la venger ; il s’enrôla dans l’armée espagnole et finit par découvrir, à force de recherches, que le meurtrier était un certain Garcés ; enfermé par hasard avec le Morisque dans la prison d’Andarax, Garcés s’avoua l’auteur du meurtre et fut poignardé par Tuzani, qui parvint à s’échapper ; il fut enfin repris, et on le conduisit devant Don Juan d’Autriche qui, après avoir entendu son histoire, lui accorda son pardon et sa liberté.

Comme nous voulions nous rendre à cheval d’Almeria à Malaga en suivant la côte de la Méditerranée, nous retournâmes sur nos pas, en passant par la petite ville de Dalias, où notre guide nous recommanda de séjourner le moins possible, à cause des fièvres intermittentes qui règnent dans le pays pendant l’été. Nous traversâmes ensuite Adra, dont le climat passe également pour être malsain, et dont le port est surmonté d’anciennes atalayas, ou tours de vigie, de construction moresque. Adra est l’ancienne Abdera des Phéniciens, et remonte, comme toutes les villes de cette côte, à une très-haute antiquité ; nous avons vu des médailles frappées dans cette ville à l’époque de Tibère. Ici le climat et la végétation sont dignes des tropiques ; on cultive le coton et la canne à sucre dans les environs de Motril ; toute cette côte est exposée à un soleil ardent, et quoique nous fussions en automne, il nous était quelquefois impossible de voyager pendant les heures les plus chaudes de la journée.

Peu de temps après avoir quitté Motril, nous arrivâmes à Salobreña, petite ville peu intéressante par elle-même, mais qui fait remonter sa fondation à Salambo en personne ; telle est du moins l’origine revendiquée pour elle par un historien espagnol, et cela bien avant le bruit fait autour de la Vénus phénicienne par un roman français.

À peu de distance de Motril se trouve Almuñecar, dont le nom Arabe a remplacé celui de Municipium Exitanum que portait la ville à l’époque romaine. Un grand souvenir historique s’attache au nom d’Almuñecar : c’est dans ce port que débarqua Abdu-r-rahman Ier, de la dynastie des Ommiades, quand il vint en Espagne pour faire la conquête de ce pays.

Au-dessus d’Almuñecar on voit se découper, sur un ciel toujours bleu, la haute Sierra de Lujar, et un peu plus loin celle de Tejeda, élevée de près de deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; il n’est guère de pays en Europe qui réunisse des productions aussi variées : les hautes montagnes qui dominent la côte produisent des saxifrages et autres plantes des climats les plus froids, tandis que, dans les terrains d’alluvion qui bordent la mer, on peut acclimater la plupart des végétaux de la zone torride.

Velez-Malaga est le véritable paradis de la côte méridionale d’Espagne, et il n’est peut-être aucune ville d’Europe dont le ciel soit aussi beau et le climat aussi doux ; outre le coton et la canne à sucre, qu’on appelle caña dulce, l’indigo (añil), le café, la patate et d’autres plantes des tropiques y réussissent à merveille ; nous achetâmes au marché des cannes à sucre vertes qui étaient excellentes, et des fruits originaires d’Amérique appelés chirimoyas.