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aspect plus sombre et plus sinistre encore ; aussi Doré ne voulut-il pas manquer cette occasion d’enrichir son album d’un dessin.

La nature devient de plus en plus sauvage jusqu’à Ujijar, la ville la plus centrale et l’ancienne capitale des Alpujarras ; on prétend que plusieurs familles du pays descendent de Morisques restés après la guerre ; c’est dans Ogixar la nombrada, — la fameuse, tant célébrée dans les romances, que fut tué Don Alonzo quand il se dévoua pour aller planter l’étendard royal au sommet de l’Alpujarra :

Don Alonzo, don Alonzo,
Dios perdone tu Alma,
Que te mataron los Moros,
Los Moros de Alpujarra !

En quittant Ujijar, nous continuâmes à trouver les plus splendides paysages au milieu d’une contrée toujours féconde en souvenirs historiques ; quelques endroits portent encore des noms sinistres, comme la cueva del Ahorcado, — la grotte du pendu, — et Alcocer al Canjayar, dont le nom signifie, dit-on, en arabe, le plateau de la faim. C’est près de là qu’est situé Valor, le fief de Fernando, celui qui se fit appeler, pendant quelques mois, roi de Grenade et d’Andalousie ; nous avons raconté comment il fut trahi et assassiné. Aben Abou, qui lui succéda, était natif de Mecina de Bombaron, un village près duquel nous passâmes ; il ne tarda pas à éprouver le sort qu’il méritait : trahi à son tour, il fut vendu, en 1571, pour la somme de vingt mille maravedis, par un de ses affidés, nommé El Seniz, qui le frappa lui-même de la crosse de son escopette, dans une grotte qui lui servait de refuge.

« Le pasteur n’a pu rapporter la brebis vivante, dit l’infâme El Seniz en livrant son corps aux Espagnols, il en apporte la toison. »

Le corps d’Aben Abou fut porté à Grenade et livré aux enfants, qui le mirent en quartiers et le déchirèrent ; la tête fut enfermée dans une cage de fer qu’on plaça au-dessus de la porte Bib-Racha, avec cette inscription :

« Esta es la cabeza del traidor Aben Aboo ; nadie la quite so pena de muerte. — (Cette tête est celle du traître Aben Aboo ; que personne ne l’enlève, sous peine de mort). »

La défense fut respectée longtemps, car, en 1599, la tête d’Aben Aboo était encore à la même place.

La trahison d’El Seniz ne lui profita guère, car il mourut bientôt à Guadalajara, écartelé comme voleur de grand chemin.

Après avoir gravi pendant plusieurs heures ces pentes escarpées qu’on appelle ramblas, nous arrivâmes à Berja, au pied de la Sierra de Gador ; nous devions bientôt quitter les Alpujarras, non sans emporter les meilleurs souvenirs de ses paysages étranges et de ses poétiques montagnes ; le Puerto del Lobo (la Gorge du Loup), par exemple, étroit défilé entre deux gigantesques rochers qui paraissent se précipiter l’un sur l’autre, ou la Sierra Bermeja, — la montagne vermeille, au pied de laquelle coule le Rio Verde, — la rivière verte, dont les ondes cristallines, dit un ancien romance, furent autrefois teintes en rouge par le sang de tant de chevaliers mores et chrétiens :

Rio verde, rio verde,
Tinto vas en sangre viva ;
Entre ti y Sierra Bermeja
Murio gran cavalleria !
Cuanto cuerpo en ti se baña
De Cristianos y de Moros ;
Y tus ondas cristalinas,
De roja sangre esmaltan !

La Sierra de Gador est très-renommée pour ses mines de plomb, qui étaient déjà exploitées à l’époque romaine ; elles sont encore aujourd’hui tellement riches, qu’un dicton local prétend que la montagne renferme plus de plomb que de pierres. Cette Sierra, qui a près de deux mille cinq cents mètres d’élévation, est une des plus hautes montagnes de la contrée accidentée et sauvage qui s’étend le long du littoral de la Méditerranée. Bien que depuis des siècles les flancs de la Sierra aient été fouillés dans tous les sens par d’innombrables mineurs, ses richesses ne paraissent pas devoir s’épuiser de sitôt, car le minerai donne encore aujourd’hui du plomb dans une proportion très-considérable.

Au pied des derniers contre-forts de la Sierra de Gador s’élève la jolie petite ville de Berja, dont l’activité industrielle contraste avec l’aspect paisible et patriarcal des villes des Alpujarras. Sa fondation remonte, dit-on, au temps de la conquête romaine, et elle a conservé son ancien nom de Bergi. Berja est une ville habitée en grande partie par les familles des mineurs ; on prétend que ces derniers ne vivent pas très-vieux ; le pays passe cependant pour être très-salubre. Nous nous souvenons d’un mendiant aveugle que nous rencontrâmes, et qui avait, nous assura-t-il, cent trois ans accomplis ; ce brave homme, drapé dans une manta rapiécée, marchait en s’appuyant d’une main sur sa petite fille, et de l’autre sur un long bâton : c’étaient Œdipe et Antigone en costume andalou.

La fatigue commençait à nous gagner quand nous quittâmes Berja ; aussi fûmes-nous ravis quand nous aperçûmes enfin l’immense nappe d’azur de la Méditerranée ; quelques heures plus tard, nous franchissions les vieilles portes arabes d’Almeria.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)