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l’étal d’un boucher, et ayant égorgé deux chrétiens, ils mangèrent le cœur de l’un d’eux. Le curé de ce bourg, qui s’appelait Marcos de Soto, fut traîné de force dans l’église, en compagnie de son sacristain, auquel on ordonna de sonner les cloches pour appeler tous les habitants. Quand ils furent tous réunis dans l’église, ils passèrent chacun à leur tour devant le malheureux curé, l’un lui tirant les cheveux et les cils, l’autre lui assénant un coup de poing ; quand on l’eut abreuvé de toutes sortes d’insultes, deux Mores lui coupèrent, avec un rasoir, les doigts des pieds et ceux des mains ; un autre lui arracha les yeux, et, les lui mettant dans la bouche, lui dit :

« Avale ces yeux qui nous surveillaient ! »

Ensuite, un autre More lui ayant coupé la langue avec son alfanje :

« Avale cette langue qui nous dénonçait ! »

Enfin, pour assouvir leur vengeance avec une nouvelle atrocité, on lui arracha le cœur et on le donna à manger aux chiens.

Cette terrible insurrection des derniers Mores de Grenade, que les Espagnols appelaient par dérision Moriscos, avait été organisée à Grenade même, dans le quartier de l’Albayzin, avec tant de secret que Philippe Il n’en fut instruit que quand toutes les Alpujarras étaient déjà en armes. Le premier chef des révoltés fut un jeune homme de vingt-deux ans, beau et hardi, descendant des califes Ommiades, qui avait embrassé le christianisme sous le nom de Fernando del Valor, et qui passait pour bon chrétien. La révolte gagna d’abord toute la vallée de Lecrin, puis s’étendit rapidement dans les douze tahas ou districts des Alpujarras, jusqu’à Almeria. Fernando del Valor quitta alors son nom de chrétien pour prendre celui de Muley-Mohammed-Aben Humeya que portaient ses ancêtres, et il prit le titre aussi de roi de Grenade et d’Andalousie. C’était un chef de partisans habile et courageux ; mais ses premiers succès lui firent perdre la tête : il se crut déjà puissant, il voulut avoir une cour et jouer au souverain. Hurtado de Mendoza, un des historiens de la révolte des Mores, raconte dans sa Guerra de Granada, qu’il avait un harem, et donne des détails assez curieux sur une de ses femmes, la belle Zahara, de naissance noble, habile à danser les zambras à la morisque, à chanter les leylas et à jouer du luth, et qui, ajoute-t-il, se parait avec plus d’élégance que de modestie.

Le règne d’Aben-Humeya ne fut pas de longue durée ; les Espagnols avaient mis sa tête à prix et la division ne tarda pas à s’introduire dans son camp ; il avait pour rival un autre chef des révoltés nommé Farrax-Abencerrage ; c’était un homme sanguinaire, qui avait fait décapiter trois mille Espagnols en un seul jour, et il ne pouvait s’accorder avec Aben-Humeya, qui était doux et humain, et avait défendu d’égorger les femmes et les enfants ; celui-ci fut surpris un jour par des conjurés à la tête desquels se trouvait un certain Aben-Abou, un autre compétiteur, et qui se mirent en mesure de l’étrangler :

« Je saurai mourir avec courage, » leur dit-il, et il se passa lui-même le lacet autour du cou.

On prétend qu’en mourant il se fit chrétien ; son corps, jeté dans un égout, en fut retiré et on l’enterra à Guadiz, sous son ancien nom de Fernando de Valor.

Le bourg de Padul, où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit, eut beaucoup à souffrir à l’époque de la guerre des Morisques, et il est d’un aspect si misérable, qu’on pourrait croire qu’il s’en ressent encore ; la posada où nous nous arrêtâmes pour passer la nuit était à peine pourvue des choses les plus nécessaires, et nous aurions fait un maigre souper sans les provisions dont nous avions eu soin de bourrer nos alfofrjas. Nous quittâmes de bonne heure Padul, dont la campagne fertile et verdoyante nous fit oublier une mauvaise nuit passée sur des lits trop durs ; les champs étaient pleins d’arbres fruitiers ; les grenadiers succombaient sous le poids de leurs fruits rouges ; de temps en temps nous rencontrions des laboureurs, à peu près les seuls habitants de la contrée, et nous échangions le fraternel salut d’usage : Vayan ustedes con Dios ! Quant aux brigands, nous n’en rencontrâmes aucun ; notre guide nous assura, il est vrai, qu’on parlait encore dans le pays d’une bande qui exploitait autrefois les Alpujarras sous la conduite de Manuel Borrasco ; il est probable que ledit Borrasco n’a pas eu de successeurs dans un pays ou la rareté des voyageurs doit rendre le métier trop peu lucratif, et où les bandoleros auraient été réduits à la triste nécessité de se voler entre eux.

Nous fîmes halte pour déjeuner à la venta de los Mosquitos (l’auberge des moustiques), dont le nom, de mauvais augure n’était que trop justifié ; c’est à peine si, dans ce coupe-gorge dénué de tout et d’une saleté repoussante, nous pûmes obtenir des œufs et du feu pour les faire cuire ; car la nécessité nous avait rendus quelque peu cuisiniers. Doré, qui sait son Homère par cœur, essayait de relever à nos yeux d’aussi triviales occupations, en nous assurant qu’Eumée savait très-bien faire rôtir un porc, et que le bouillant Achille, aidé de Patrocle, avait, de ses mains héroïques, préparé sous sa tente un festin pour les députés d’Agamemnon.

La petite ville de Durcal, où nous nous arrêtâmes ensuite, et qui est entièrement habitée par des labradores qui cultivent les environs, est située au pied du cerro de Sahor, un contre-fort de la Sierra Nevada ; Marmol raconte de terribles combats que les Espagnols livrèrent aux Morisques près de cette ville ; Philippe II, voulant abattre l’insurrection par un coup terrible, avait donné le commandement des troupes au marquis de Los Velez, qui commença une guerre à feu et à sang, et reçut bientôt des Mores le surnom du diable à la tête de fer ; les soldats voulaient venger leurs frères, car le marquis de Sesa, qui était entré dans les Alpujarras avec dix mille hommes, n’en avait plus que quinze cents. Les siéges faits par les Espagnols étaient toujours suivis de talas : ce genre d’expédition, qui exigeait au moins deux mille hommes, consistait à détruire les arbres, les moissons et même les maisons du pays. « Une nuée de saute-