Page:Le Tour du monde - 12.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prince avec plus d’énergie qu’il n’avait défendu la sienne propre ; mais il est plus probable, comme l’a montré le savant orientaliste Pascual de Gayangos, que le pauvre exilé, après avoir débarqué à Melilla, sur la côte d’Afrique, se dirigea vers Fez ; il y vécut tristement, regrettant toujours son beau royaume ; on ajoute que pour se rappeler le temps de sa grandeur il fit construire plusieurs palais à l’imitation de ceux de Grenade.

Il mourut en 1538, laissant deux enfants mâles, et ses descendants furent réduits à la nécessité de vivre des charités allouées aux fakirs et aux pauvres sur les revenus des mosquées !

Telle fut la fin lamentable des rejetons d’une famille royale, des fils du dernier des princes musulmans qui ait régné en Espagne.

Un auteur espagnol, Gonzalo Argote de Molina, rapporte des fragments de poésies qu’il attribue à l’ancien roi de Grenade : « Ô roi Boabdeli, l’Alhambra et ses châteaux t’accusent en pleurant de leur perte ! Qu’on m’amène mon cheval ! Qu’on m’apporte mon bouclier bleu ! Je veux aller combattre ; je veux délivrer mes enfants qui sont à Guadix, et ma femme qui est à Gibraltar ! »

Nous quittâmes Alhendin de bonne heure, après avoir donné un peu de repos à nos montures, qui devaient nous conduire le soir même jusqu’à Padul, une petite ville des Alpujarras. Cette contrée montagneuse, qu’on appelle également la Alpujarra, est une des plus intéressantes, et cependant une des moins connues de la Péninsule ; ses vertes vallées et ses montagnes inaccessibles étaient encore, quatre-vingts ans après la reddition de Grenade, le théâtre de combats acharnés entre les Espagnols, qui avaient enfin reconquis le seul coin de leur pays resté au pouvoir des musulmans venus d’Afrique, et les derniers Mores de Grenade, qui défendirent avec un acharnement dont l’histoire offre bien peu d’exemples, une terre qu’ils regardaient avec raison comme leur patrie, puisqu’elle était depuis près de huit siècles au pouvoir de leurs ancêtres.

On désigne sous le nom d’Alpujarras une vaste contrée qui appartient en partie à la province de Grenade et à celle d’Almeria, et dont le territoire occupe une vingtaine de lieues de longueur de l’est à l’ouest, de Motril à Almeria, parallèlement à la mer ; et douze ou quinze lieues de large du nord au sud, depuis la longue chaîne de la sierra Nevada jusqu’à la côte de la Méditerranée qui fait face à l’Afrique. Le nom du pays vient, dit-on, d’Ibrahim Alpujar, un des premiers chefs arabes qui l’occupaient ; il est cependant plus vraisemblable que la véritable étymologie est Al bug Scharra, c’est-à-dire, en arabe, montagne couverte d’herbes et de pâturages. Dès 1490, après la prise de Baza, les rois catholiques s’emparèrent d’une partie des Alpujarras, mais ils avaient à faire à des montagnards indomptables qui ne tardèrent pas à s’insurger ; peu d’années après la chute de Grenade, en 1500 et en 1502, une nouvelle insurrection éclata, et c’est à Alhendin que Ferdinand et Isabelle réunirent l’armée destinée à la combattre ; c’est là que, suivant le romance populaire, le roi s’adressa ainsi aux chevaliers qui l’entouraient :

Cual de vos otros, amigos,
Ira a la sierra mañana
A poner mi real pendon
Encima de la Alpujarra ?

« Qui de vous, mes amis, ira demain matin à la sierra, et posera mon royal étendard au sommet de l’Alpujarra ? »

L’entreprise était périlleuse : chaque buisson de la montagne cachait un ennemi ; on hésitait à répondre, car chacun tremblait : a todos tiembla la barba. Enfin don Alonzo se lève :

Aquesa empresa, señor,
Para mi estaba guardada,
Que mi señora la Reyna
Ya me la tiene mandada.

« C’est à moi, seigneur, qu’était réservé l’honneur de cette entreprise, car la reine, ma maîtresse, m’a déjà ordonné de partir. »

Calderon, dans une de ses innombrables pièces, a célébré la Alpujarra, dont les montagnes lèvent fièrement la tête vers le soleil ; il la compare à un océan de rochers et de plantes, où les villages semblent flotter comme des vagues d’argent :

La Alpuxarra, aquella sierra
Que a sol la cerviz levanta,
Y que, poblada de Villas,
Es mar de peñas y plantas
Adonde sus poblaciones
Ondas navegan de plata.

Peu de temps après avoir quitté Alhendin, nous entrâmes dans la vallée de Lecrin, dont le nom signifie, en arabe, la Vallée d’Allégresse ; jamais nom ne fut mieux mérité, et nous fûmes étonnés de trouver, au milieu d’une contrée aussi sauvage, cette verte et charmante vallée, où les oliviers, les amandiers, les citronniers et les orangers sont arrosés, pendant les plus fortes chaleurs, par des courants d’eau vive qui descendent de la montagne, et qu’entretiennent ces énormes amas de neige qu’on appelle dans le pays des ventisqueros.

La vallée de Lecrin fut un des principaux centres de la grande insurrection des Mores de Grenade, et ses champs aujourd’hui si frais et si tranquilles furent arrosés, au seizième siècle, du sang de bien des milliers d’hommes ; la résistance était tellement acharnée, que l’énergie et le carnage des Espagnols venaient se briser contre le désespoir des révoltés. Les atrocités les plus révoltantes furent commises des deux côtés ; on était arrivé à ne plus faire ni trêve ni quartier : à Guecija, les Mores s’emparèrent des moines du couvent des Augustins et les firent bouillir dans l’huile ; à Mayrena, la garnison espagnole s’étant retirée, les habitants bourrèrent de poudre le curé, et, au moyen d’une mèche, le firent éclater comme une bombe.

Les Mores de Canjayar sacrifièrent des enfants sur