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Ubeda n’est guère qu’à une lieue de Baeza, mais on nous avait fait une peinture si peu rassurante de la route qui relie ces deux villes, que nous résolûmes de faire cette excursion à pied, car nous n’avions été que trop ballottés et meurtris pendant deux jours de galère. Ubeda est certainement une des villes d’Andalousie où le caractère arabe se soit le mieux conservé ; on se demande, en parcourant ces rues étroites, tortueuses et escarpées, dont les vieilles maisons noires se rapprochent parfois au point de se toucher, on se demande pourquoi les habitants ne portent plus le costume arabe, et il semble que l’albornoz blanc du quatorzième siècle aux longs plis flottants, leur irait beaucoup mieux que la veste courte andalouse ornée d’un pot de fleurs dans le dos. On dit qu’Ubeda fut au moyen âge une ville florissante, et que ses murs contenaient une population de soixante dix mille Mores ; elle n’a rien conservé de sa splendeur passée, si ce n’est quelques bas-reliefs de la Renaissance, presque entièrement effacés par les gamins de la ville, qui s’en servent comme de cibles pour exercer leur adresse à lancer des pierres.

Nous devions retourner à Jaen, et de là à Grenade, point de départ de notre grande excursion dans les Alpujarras ; nous voulûmes auparavant visiter la contrée montagneuse qui appartenait aux anciens royaumes de Jaen, de Grenade et de Cordoue. Notre première halte fut à Martos, qui a donné son nom à la fameuse Sierra ; la ville est bâtie au sommet d’un rocher qu’on appelle la peña de Martos ; les fortifications arabes, parfaitement conservées, surplombent au-dessus du rocher d’une manière effrayante : c’est de là qu’en 1310, les deux frères Pierre et Jean Alphonse de Carbajal furent précipités (despeñados) par ordre de Ferdinand IV, roi de Castille et de Léon, el Emplazado, celui qui enleva Gibraltar aux Mores. On raconte que les deux gentilshommes, avant d’être lancés dans l’abîme, ajournèrent le roi à comparaître devant le tribunal céleste dans trente jours ; et en effet, le délai fatal expiré, il rendit son âme à Dieu ; c’est pourquoi il fut surnommé el Emplazado, c’est-à-dire l’Ajourné. Une inscription, que nous lûmes dans l’église de Santa Marta, rappelle que Pedro y Juan Alfonso de Carbajal, hermanos, comendadores de Calatrava, fueron despeñados, y se sepultaron en este entierro.

Après avoir traversé les gorges escarpées de l’âpre et sauvage Sierra de Martos, nous atteignîmes Baena, située au pied du versant occidental de la montagne, et qui appartient à la province de Cordoue. La petite ville de Baena serait à peine connue si un juif du quinzième siècle n’avait illustré son nom : c’est Juan Alfonso de Baena, à qui l’on doit le fameux Cancionero, un des plus importants recueils de poésies du moyen âge. Un quartier de Baena a conservé son nom arabe d’Al medina (la ville) ; on y jouit d’un des plus beaux points de vue dont nous ayons conservé le souvenir ; les hautes montagnes de la province de Cordoue, et plus loin les cimes dentelées et bleuâtres de la Sierra Morena, se détachant dans les chaudes vapeurs de l’horizon, en font un des plus vastes panoramas qu’il y ait au monde.

Nous arrivâmes le lendemain à Alcala la Real, après avoir chevauché du soir au matin par des chemins très-pittoresques, mais abominables, et maudissant nos mules, les plus rétives sans aucun doute de toute l’Andalousie ; du reste, la vue d’une des plus charmantes villes d’Espagne nous fit promptement oublier nos fatigues : du haut de la vieille tour de la Mota, construite au sommet du coteau en forme de pain de sucre sur lequel est construite la ville, nous découvrions une immense étendue, jusqu’aux plaines de la Vega, au milieu desquelles s’élèvent les collines de Grenade.

Alcala, située à plus de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, est une des villes les plus élevées d’Andalousie ; aussi c’était, à l’époque des guerres entre les Mores et les chrétiens, une position des plus importantes. Alphonse XI fit en personne le siége d’Alcala, et s’en rendit maître en 1340, ce qui valut à la ville le titre de Royale, qu’elle porte encore ; plus tard les rois catholiques Ferdinand et Isabelle l’appelèrent très-noble et très-royale, la clef, la garde et la défense des royaumes de Castille et de Léon.

Si d’anciennes constructions moresques donnent à Alcala la Real un aspect mahométan, les noms de ses places sont en revanche des plus catholiques, et montrent que l’ancienne ville d’Ibn Saïd est aujourd’hui tout à fait orthodoxe : nous remarquâmes en effet la Plaza de la Consolacion, celles del Rosario (du chapelet), de las Angustias et autres dont les noms n’étaient pas moins mystiques.

À quelques lieues d’Alcala la Real, après avoir parcouru d’effrayants sentiers dans la montagne, et traversé Illora, bâtie au sommet d’un roc comme un nid d’aigle, nous redescendîmes dans la plaine, et la Sierra Nevada nous apparut tout à coup à un détour du chemin, formant avec ses hautes cimes neigeuses la plus splendide toile de fond que puisse rêver un décorateur.

Nous étions dans cette fameuse vega de Grenade, tant célébrée par les poëtes, dans cette Vega qui fut pendant des siècles comme un immense champ de bataille, et où les souvenirs de tous genres abondent pour ainsi dire à chaque pas : c’est au milieu des plaines que nous foulions que le vaillant Garcilaso gagna son titre, dans un glorieux combat en champ clos contre un More, un païen, comme l’appelle un ancien romance :

Garcilaso de la Vega
Desde alli iutitulado
Porque en la Vega hiciera
Campo con aquel pagano

La Vega, sous les rois de Grenade, était le théâtre des galants tournois de la chevalerie moresque ; Aben Amar et Alabez y exerçaient leurs palefrois, et y faisaient flotter les riches étendards de leurs lances, brodés par les blanches mains de leurs bien-aimées.

Gran fiesta hazen los Moros
Por la Vega de Granada,