Page:Le Tour du monde - 12.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En una noche ganada ;
Reduan, si tu lo cumples,
Darete paga doblada
Y si tu no lo cumpliesses
Desterrarte de Granada.

La ville est assaillie à l’improviste ; toute la population est en grand émoi, et de toutes parts on sonne l’alarme pour annoncer l’attaque des Mores de Grenade :

Muy rebuelto anda Jaen ;
Rebato tocan a priesa,
Porque Moros de Granada
Les van corriendo la tierra.

Mais les vaillants chrétiens combattent avec furie ; les Mores découragés abandonnent l’attaque, et Jaen a la gloire de sortir victorieuse du combat, « car elle a su se défendre contre une immense multitude de Mores, et elle a fait un grand massacre de cette race de chiens. »

Con gloria queda Jaen
De la pasada pelea,
Pues a tanta muchedumbre
De Moros ponen defensa ;
Grande matanza hicieron
De aquella gente perra.

Le romance qui célèbre la défense de Jaen remonte probablement au quinzième siècle ; le dernier vers montre que si, depuis fort longtemps, les musulmans nous appellent chiens de chrétiens, les Espagnols pourraient bien avoir pris l’avance pour traiter avec le même mépris les sectateurs de Mahomet.

Jaen est le vrai type d’une ville du moyen âge, aux rues tranquilles et désertes ; il en est quelques-unes où n’arrivent guère les rayons du soleil, et où l’herbe pousse haute et plantureuse ; parfois nous nous disions que nous étions peut-être les premiers à la fouler. Nous aimions à errer à l’aventure dans ces rues étroites et tortueuses, où le bruit de nos pas résonnait dans le silence, répété par les échos des murs. Les maisons, presque toutes peintes au lait de chaux, suivant l’usage arabe, ne sont percées que de rares ouvertures ; de temps en temps nous nous arrêtions pour dessiner les sculptures d’un arceau moresque en fer-à-cheval, — de herradura, comme disent les Espagnols ; ou bien quelque fenêtre gothique en ogive, au balcon de fer ouvragé, d’où retombaient en grappes épaisses de ces plantes grasses aux fleurs rouges que les Andalous conservent dans des jarras de Andujar, élégants vases de terre dont cette petite ville a le monopole. Quelquefois la tête d’une brune Andalouse aux cheveux de jais se montrait tout à coup, encadrée par la verdure et les fleurs, et de grands yeux noirs nous regardaient d’un air timide et étonné ; mais l’apparition n’était pas de longue durée, et il ne fallait rien moins que le crayon rapide de Doré pour fixer sur le papier une image aussi fugitive.

Un jour, en nous rendant à la cathédrale, nous nous amusâmes à noter les noms de quelques-unes de ces rues, qui nous parurent tout à fait pittoresques ; nous nous rappelons, entre autres, la calle de la Mona, la rue de la Guenon, et le callejon Sucio, la ruelle malpropre ; il nous sembla même que cette dernière n’était pas tout à fait indigne de son nom.

La cathédrale de Jaen perd plutôt qu’elle ne gagne à être examinée de près ; comme le plus grand nombre des églises du midi de l’Espagne, elle a été bâtie sur les fondations d’une ancienne mosquée, dont il ne reste plus la moindre trace ; les deux hautes tours qui dominent toute la ville et ont de loin un aspect fort imposant, sont malheureusement d’un goût très-critiquable. L’intérieur, assez grandiose du reste, est de cet abominable style churrigueresque dont les ravages se sont particulièrement étendus sur l’Andalousie vers le commencement du siècle dernier. Mais le véritable intérêt, la curiosité particulière de la cathédrale de Jaen, c’est une relique entourée, dans toute la province, d’une vénération extraordinaire, et qu’on appelle la Sainte Face, el Santo Rostro, ou simplement el Santo, de même qu’à Padoue l’église sous l’invocation de saint Antoine est désignée sous le nom d’il Santo, — le saint par excellence. Le Santo Rostro est le linge avec lequel, suivant la tradition, une sainte femme essuya le visage de Notre-Seigneur, ruisselant de sueur et de sang, lorsqu’il montait au Calvaire, et qui aurait conservé l’empreinte de ses traits ; d’autres prétendent que c’est le suaire même qui fut placé sur le visage du Sauveur ; plusieurs églises, et notamment Saint-Pierre de Rome, prétendent avoir l’honneur de posséder la précieuse relique ; quoi qu’il en soit, celle de la cathédrale de Jaen est tellement vénérée, que beaucoup de paysans en portent une petite copie suspendue à leur cou comme un scapulaire. La sainte image, qu’on expose aux regards du public trois fois par an, est entourée d’un grand cadre d’or orné de pierres précieuses d’une très-grande valeur, qui est conservé dans une boîte placée sur l’autel de la Capilla Mayor. Suivant une tradition très-répandue parmi le peuple, le Santo Rostro fut apporté de Rome, il y a plus de cinq cents ans, par saint Eufrasio, patron de Jaen, dont on nous fit remarquer la statue dans une des chapelles de la cathédrale ; saint Eufrasio, suivant la légende populaire, aurait fait le voyage de la Ville Éternelle à Jaen monté sur les épaules du diable, particularité qui est rapportée par plusieurs écrivains du pays. Le sacristain nous assura que saint Ferdinand portait le Santo Rostro dans toutes ses expéditions guerrières, ainsi qu’une Vierge qu’il nous fit voir et qu’on appelle la Antigua. Il est un grand nombre d’églises, en Espagne, qui possèdent une Vierge, soit en bois, soit en marbre, qu’on appelle ainsi, et qui, à cause de son ancienneté, attire particulièrement la vénération des fidèles. Nous ferons observer en passant, qu’on nous a montré dans bien des églises d’Andalousie d’autres Vierges en bois ou en ivoire, que le saint guerrier, au dire des sacristains, portait également avec lui dans ses campagnes ; de sorte que, s’il fallait ajouter foi à la tradition, il aurait toujours combattu accompagné d’un véritable musée ambulant.