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de ces pèlerins se présentèrent à moi, demandant que je voulusse bien les accompagner chez l’envoyé du sultan et appuyer la plainte qu’ils comptaient porter contre les employés persans de Hamadan qui avaient prélevé sur eux, à leur retour de la Mecque, la taxe abusive dont on frappait jadis les sunnites, pure exaction, réprouvée par le shah de Perse et depuis longtemps interdite par le sultan. Remarquons ici que, dans la pensée de ces bons Tartares, le monde entier est tenu d’obéir à leur chef religieux, le maître de Constantinople. Nos gens, formulant leurs griefs, s’exprimaient ainsi : « Nous ne demandons point d’argent à Son Excellence l’ambassadeur : l’unique objet de nos prières, c’est qu’à l’avenir les sunnites comme nous puissent visiter les Saints Lieux sans être molestés. »

Un langage si peu personnel avait droit de me surprendre, tenu par un natif d’Orient. Aussi étudiais-je avec soin la sauvage physionomie de mes hôtes, et je dois avouer que, malgré leur extérieur inculte, malgré leurs misérables vêtements, j’entrevis chez eux je ne sais quelle noblesse native qui tout d’abord me prédisposa favorablement. Dans le cours du long entretien que nous eûmes ensemble, je pris des renseignements plus complets sur leurs collègues, sur la route qu’ils avaient suivie en se rendant à la Mecque, et sur celle qu’ils comptaient prendre au sortir de Téhéran.

L’orateur de la bande était, la plupart du temps, un Hadji de la Tartarie chinoise, dont les haillons se dissimulaient sous un djubbe (ou surtout) vert fraîchement sorti de chez le tailleur ; il était coiffé d’un énorme turban blanc, et la flamme de son regard, l’intelligente vivacité de ses yeux attestaient sa supériorité, reconnue d’ailleurs par le reste de ses compagnons. Chapelain ou Imam du Vang d’Aksu[1], il prétendait avoir double droit au titre de Hadji, puisqu’il avait fait deux fois le pèlerinage du Saint-Sépulcre ; il me présenta officiellement celui de ses associés qui s’était placé auprès de lui et me fit comprendre que mes quatre interlocuteurs devaient être considérés comme les chefs d’une petite caravane composée en tout de vingt-quatre pèlerins.

« Notre société, poursuivit l’orateur, comprend à titre égal des jeunes gens et des vieillards, des riches et des pauvres, ceux-ci connus pour leur piété, ceux-là pour leur instruction, les uns clercs, les autres laïques. Nous n’en vivons que de meilleur accord, étant tous natifs du Khokand ou du Kashgar, et n’ayant parmi nous aucun serpent de la race bokhariote. »

Je connaissais déjà de longue date l’hostilité que les tribus osbeg (ou tartares) de l’Asie centrale professent envers les Tadjiks (les anciens indigènes de race persane) ; aussi écoutai-je, sans le moindre commentaire, cette déclaration de principes, ayant surtout à cœur de savoir à quoi m’en tenir sur les projets ultérieurs de mes hôtes.

« De Téhéran chez nous, disaient-ils, il existe quatre routes : la première nous mène jusqu’à Bokhara par Astrakhan et Orenburg, la seconde par Mesbid et Hérat, la troisième par Meshid et Merv, la quatrième enfin par les déserts Turkomans et le pays de Khiva. Les deux premières sont beaucoup trop coûteuses et la guerre d’Hérat y sème aussi trop d’obstacles ; il est vrai que les deux dernières offrent une foule de dangers ; néanmoins c’est entre elles qu’il faut choisir, et nous vous demanderons à ce sujet un conseil d’ami. »

Nous causions déjà depuis près d’une heure ; je n’avais pu que goûter leurs franches explications, et, malgré la singularité de traits qui signalaient leur origine étrangère, malgré leurs grossiers vêtements ou étaient inscrites les traces d’un long et pénible voyage, — bref, malgré tout ce que leurs dehors avaient de répulsif, — je me demandais déjà si je ne me joindrais pas à ces hommes pour pénétrer avec eux dans l’Asie centrale. En leur qualité de natifs, je ne pouvais trouver de meilleurs guides ; ils me connaissaient déjà comme derviche, ils m’avaient vu accepter à ce titre par l’ambassade ottomane ; ils avaient enfin de nombreuses relations à Bokhara, la seule ville dont le séjour me parût redoutable quand je songeais au sort tragique des voyageurs qui m’y avaient précédé.

Mon parti fut pris sans beaucoup d’hésitation.

Je savais que j’allais être questionné sur les motifs qui pouvaient me faire entreprendre un pareil voyage. Un Oriental pur sang, je le savais aussi, n’accepterait jamais comme valable un mobile simplement scientifique ; il lui semblerait absurde, et même suspect, qu’un effendi voulût encourir tant de risques et d’ennuis pour la réalisation d’une pensée abstraite. Les Orientaux ne comprennent pas l’inquiète curiosité des savants et ne croient pas volontiers qu’elle puisse exister. Il eût donc été fort maladroit de heurter de front, dans leurs convictions les plus chères, ces fanatiques musulmans ; et je me trouvais réduit, par là même, à user de quelque subterfuge vis-à-vis d’eux, ce dont je me serais fait scrupule en toute autre circonstance. Ceux auxquels j’eus recours étaient de nature à flatter mes futurs compagnons et calculés de manière à servir mes secrets desseins. Je leur dis, par exemple, que je nourrissais en moi depuis longtemps, sans en avoir jamais parlé à personne, l’ardent désir de visiter le Turkestan (l’Asie centrale), non pas seulement comme la source unique où la vertu de l’islam fût demeurée à l’abri de toute souillure, mais aussi afin de contempler les saints de Khiva, de Bokhara et de Samarkand. C’était avec cette idée, leur assurai-je, que j’avais quitté le pays de Roum (la Turquie) pour me rendre en Perse, ou j’attendais depuis un an les compagnons prédestinés par Dieu à faciliter mon pèlerinage.

Quand j’eus fini de parler, ces braves Tartares, un moment fort étonnés, parurent se remettre peu à peu de leur stupéfaction. Désormais, disaient-ils, tous leurs doutes étaient levés ; j’étais bien ce derviche qu’ils avaient soupçonné dès l’abord. Ils se déclaraient heureux de l’amitié que je leur témoignais en les prenant

  1. L’Aksu est une province de la Tartarie chinoise. Le titre de Vang équivaut à celui de gouverneur.