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leur de l’eau de mer en est changée et passe du bleu au vert jaunâtre, suivant le témoignage de Scoresby qui a navigué des heures entières dans cette eau verte ou green-water comme il l’appelle lui-même.

Ici se termine notre tableau physique du Spitzberg. Dès le commencement nous avons dit que le Spitzberg était l’image d’une époque géologique antérieure à la nôtre, celle où une partie de l’Europe et de l’Amérique était ensevelie sous d’immenses glaciers, semblables à ceux qui remplissent actuellement les vallées du Spitzberg, et couvrent les plaines du Groenland. Les blocs erratiques de l’Allemagne septentrionale, les roches polies et striées de la Scandinavie, de la Finlande, de l’Écosse et du nord de l’Amérique sont les témoins muets de cette ancienne extension de la calotte de glaces polaires. Les plantes arctiques qui végètent encore dans les marais et sur les hautes montagnes de l’Europe, en sont les preuves vivantes.

Les animaux à leur tour démontrent cette ancienne extension. Ainsi, déjà en 1846, Édouard Forbes montrait que les coquilles qui se trouvent dans le terrain erratique, en Écosse, dans le nord de l’Angleterre, en Irlande et dans l’île de Man, étaient des coquilles appartenant à des espèces arctiques inconnues actuellement dans les mers qui baignent les côtes d’Angleterre, mais vivant la plupart sur celles du Labrador. La mer qui entourait l’Angleterre était donc plus froide qu’elle ne l’est aujourd’hui. À cette époque les îles Britanniques n’étaient pas encore complètement émergées et se reliaient à l’Islande et au continent européen. En Suède, on trouve des couches fossilifères qui atteignent quelquefois une épaisseur de douze mètres, et sont à 200 et même 250 mètres au-dessus de la mer. Celles d’Udévalla, près de Gothenbourg, sont les plus célèbres ; les coquilles qu’elles contiennent dénotent des eaux aussi froides que celles qui baignent les côtes du Groenland occidental. En Russie, MM. Murchison et de Verneuil ont trouvé, sur les bords de la Dwina, des lits de coquilles arctiques. En Amérique, à l’embouchure du Saint-Laurent, on a reconnu des espèces identiques avec celles qui appartiennent à la période glaciaire de la Suède. Une espèce très-commune dans les mers arctiques, la Mya truncata, se trouve à l’état fossile dans les couches les plus récentes de la Sicile, mais l’animal a disparu complètement de la Méditerranée. Un savant Suédois que nous avons nommé parmi les explorateurs du Spitzberg, M. Torell, a fait l’énumération de ces coquilles arctiques, trouvées dans les couches les plus superficielles de l’Angleterre et de la Suède, et les a comparées lui-même avec les individus vivants des régions arctiques en général et du Spitzberg en particulier[1].

Lagopèdes. — Dessin de Mesnel.

Nous avons vu qu’un certain nombre de plantes se sont maintenues, dans l’Europe moyenne, après le retrait des grands glaciers. Certaines espèces animales nous présentent le même phénomène. Dans les mers qui entourent les îles Britanniques, on pêche à des profondeurs de 160 à 200 mètres des mollusques qui ne vivent plus actuellement que dans les mers arctiques ; plusieurs sont même identiques à ceux qui se trouvent dans les couches de l’époque glaciaire, connues sous le nom de drift, en Écosse et dans le nord de l’Angleterre La couche superficielle du sol, appelée Lehm, dans la vallée du Rhin, entre Bâle et Strasbourg, nous a également conservé des coquilles d’escargots qu’on ne rencontre vivants que sur les sommets des Alpes. Pendant la période où la plaine suisse était recouverte d’un vaste manteau de glace qui refroidissait toutes les contrées voisines, ces escargots pouvaient vivre et se multiplier dans la vallée du Rhin ; actuellement ils ne retrouvent que sur les montagnes le climat qui convient à leur organisation.

Il est des faits encore plus surprenants : un naturaliste suédois, M. Lovén a pêché, par de grandes profondeurs, dans les grands lacs Wennern et Wettern de la Suède, des crustacés[2] qui non-seulement sont des espèces arctiques, mais encore des espèces marines appartenant soit à la mer Glaciale, soit au golfe de Bothnie. Ces animaux prouvent qu’à l’époque glaciaire ces lacs communiquaient avec la mer Baltique, et formaient des fiords profonds comme ceux qui découpent actuellement les côtes occidentales de la Scandinavie. Peu à peu la presqu’île se souleva comme elle le fait encore aujourd’hui, les fiords devinrent des lacs alimentés par des cours d’eau et des sources souterraines, la plupart des animaux marins périrent, mais quelques-uns s’habituèrent peu à peu à vivre dans une eau moins salée et persistèrent jusqu’à nos jours. Les huîtres et beaucoup

  1. Voici le nom de quelques-unes de ces espèces : Pecten islandicus, Arca glacialis, Terebratella spitzbergensis, Yoldia arctica, Tritonium gracile, Trichotropis borealis, Piliscus probus, Scataria Eschrichitti.
  2. Mysis reticta, Gammarus loricatus, Idothea entomon, Pontoporcia affinis.