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possesseur d’un pareil talisman devait hésiter à s’en défaire. Il me le céda pourtant, mais à aucun prix il ne l’eût vendu à un noir. Il voulait bien renoncer à une invulnérabilité dont je ne devais pas bénéficier, mais c’eût été faire un marché de dupe que de céder à qui que ce fût, peut-être à un futur ennemi, un si heureux privilége.

Cette croyance à des dieux différents pour les deux races, caresse d’ailleurs et console la vanité du noir. La supériorité de l’Européen dans le domaine des faits matériels est écrasante pour lui ; mais, hors de là, il la récuse volontiers. Quand il nous voit sourire au récit de quelque rêverie sortie de son imagination superstitieuse, il nous reproche doucement notre incrédulité, et donne à entendre, non sans un certain orgueil, que le Dieu des blancs, si généreux envers eux, leur a pourtant caché plus d’un mystère dont le noir a su pénétrer le secret.

C’est la réponse qui fut faite à un de mes amis, M. Serval, dans une circonstance bizarre et qui mérite d’être racontée. Il commandait alors un petit aviso, le Pionnier, dont l’équipage était composé en grande partie de noirs, non pas Gabonais et fétichistes, mais Sénégalais et mahométans, c’est-à-dire supérieurs en tout. Un jour l’un de ces laptots, se baignant dans les roues du navire, eut les chairs de la cuisse enlevées par un requin et mourut quelques instants après. À peu de jours de là, nos laptots eurent le plaisir de harponner un de ces dangereux animaux, dans lequel ils reconnurent naturellement le meurtrier de leur camarade. Déjà ils le hissaient à bord et croyaient leur vengeance assurée, quand un des leurs, occupé jusque-là dans le faux-pont, parut tout à coup au panneau en poussant une exclamation de surprise et de joie. Au même instant le requin, par un vigoureux effort, réussit à se décrocher et retomba à la mer. Pour des gens exaspérés et qui croyaient si bien tenir leur ennemi, il y avait là quelque chose d’anormal. Le laptot survenu si mal à propos appartenait, pour son malheur, à je ne sais quelle tribu mal famée et fortement soupçonnée de sorcellerie. Son apparition subite, le cri qu’il avait jeté, furent des traits de lumière. Sa connivence avec le requin parut évidente, et les commentaires allant leur train, on reconnut bientôt que le monstre marin était son propre cousin incarné ainsi pour accomplir de compte à demi quelque terrible maléfice.

Furieux contre ce camarade si mal apparenté, nos gens voulaient l’envoyer immédiatement à la mer rejoindre son cousin, et cela serait arrivé si le gourmet ne l’avait couvert de sa protection. Le gourmet est le chef que l’on donne à toute réunion de laptots et que souvent elle s’est donné elle-même au moment d’embarquer. Choisi parmi les plus intelligents, son crédit est grand et son autorité respectée. Mais, en cette occasion, sa voix fut méconnue. D’ailleurs, mal convaincu lui-même de l’innocence de l’accusé, il le protégeait mollement et dans l’intérêt seul de la discipline ; il alla donc faire part au capitaine de l’émoi qui régnait à bord. Vainement M. Serval, qui le savait homme de bon sens, essaya de lui prouver sa sottise ; il ne se laissa pas convaincre et coupa court à tout raisonnement par cet argument irréfutable :

« Les blancs savent bien des choses, beaucoup plus que les noirs, mais il y en a qu’ils ignorent et que les noirs connaissent parfaitement. »

Il entendait par là les œuvres de sorcellerie. Que répondre à cela ? Rien. M. Serval obtint du respect de ses hommes trois ou quatre jours de tranquillité ; mais la position du pauvre sorcier n’était plus tenable, force fut de le débarquer.

Voilà ce que sont les noirs, je parle des meilleurs. Civilisez-les tant que vous voudrez, perfectionnez leurs bonnes qualités ; si vous ne les soustrayez pas à l’influence de leur race, tout ce que vous obtiendrez, je le crains, sera d’en faire ce que beaucoup d’entre eux sont déjà en sortant des mains de la nature, des hommes bons et doux, simples d’esprit, médiocres inventeurs, mais doués d’une dose suffisante d’esprit d’imitation, susceptibles de dévouement, courageux à leurs heures ; mais sous le noir épiderme vivra toujours le vieil homme, et ne vous étonnez pas s’il vous échappe un jour, sous l’empire de quelque terreur superstitieuse, pour redevenir ce qu’au fond il n’aura jamais cessé d’être : crédule comme un enfant et cruel comme lui.


Cultures. — Productions naturelles. — Plantes oléagineuses et aromatiques. — Richesse des forêts.

Si la vie sociale et intellectuelle des peuples noirs présente toujours quelque côté intéressant, il est rare qu’il en soit ainsi de leur vie matérielle. J’ai montré comment s’habillent et se logent les Gabonais ; le contact européen leur a donné le goût d’un certain confortable relatif, mais il n’a presque rien changé à leur mode d’alimentation. Au milieu d’une nature vigoureuse et puissante, ils n’ont su se créer que des ressources insuffisantes pour eux-mêmes et absolument nulles pour les étrangers. Auprès de leurs villages on ne voit guère que quelques belles touffes de bananiers et de manioc ; dans leur intérieur quelques arbres sacrés, voisins de la case fétiche, et quelques ilangas, une liliacée qui a le privilége d’éloigner la foudre. Le manguier, introduit par les Européens, commence à y paraître ; l’arbre à pain a moins de succès, malgré les généreux efforts de la Mission française. Aux habitations on cultive, sur une plus grande échelle, la banane, le manioc, l’igname, quelques arachides, le maïs et la canne à sucre en petite quantité, et enfin quelques aromates.

Ces cultures changent fréquemment de place, aux dépens des forêts voisines. Ce n’est pas un médiocre travail que ces défrichements. Les villages tout entiers émigrent à la fois pour cette grande affaire et vont camper sous bois. On dresse des abris recouverts avec les feuilles d’un balisier très-commun, l’ogongou. Quelques femmes s’occupent de la cuisine, pendant que les autres, portant leurs enfants sur leur dos, vont aider les hommes à débiter les arbres qu’ils ont abattus. Le soir les