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usage qui fait trop bon marché de l’instabilité des choses humaines, on échangea les appellations indigènes contre les noms des membres de la famille d’Orléans, qui régnait alors, transformation que d’ailleurs l’usage ne ratifia pas, et dont on ne trouve de traces que dans les cartes dressées à cette époque. Un fort fut construit, et bientôt, par suite du départ des navires, la petite colonie se trouva dans l’isolement le plus complet, à dix-huit cents lieues de la mère patrie et au milieu de peuplades presque complétement inconnues.

Elle ne venait point fonder un établissement agricole. Le pays qui l’entourait étalait aux yeux la plus luxuriante végétation, mais il était facile de voir que les indigènes n’étaient pas disposés à profiter de cette munificence de la nature. Quant à cultiver eux-mêmes, les Européens n’y pouvaient pas songer : le soleil dardait ses rayons d’aplomb sur leurs têtes, car ils n’étaient qu’à une douzaine de lieues du point où la ligne équatoriale coupe le globe en deux hémisphères. Sous une pareille latitude, le travail de la terre est mortel à notre race. Il n’y avait pas là non plus à protéger de grands intérêts commerciaux ; ils naissaient à peine alors sous l’impulsion de quelques maisons de Bordeaux et de Marseille ; favoriser leur développement et sauvegarder la sécurité de nos traitants étaient bien la mission de notre nouvel établissement, mais non pas sa mission principale. Son but paraît avoir été, avant tout, d’assurer à la marine française la possession de la rade la plus sûre de toute cette côte, et de supprimer du même coup un foyer de traite qui avait acquis récemment une certaine importance.

C’était, en effet, l’époque où s’agitait cette grande question de la répression de la traite des noirs, déjà bien loin de nous, et qui, grâce à la question subsidiaire et si irritante du droit de visite, avait occasionné à la France une crise politique dont elle n’était pas encore complétement sortie. Strict observateur des traités conclus avec l’Angleterre, notre pays entretenait alors à la côte occidentale d’Afrique une escadre de vingt-six navires qui battaient incessamment la mer, et fouillaient une à une les baies et les rivières. Ces navires étaient petits ; c’étaient des briks et des goëlettes d’un faible tirant d’eau, d’une capacité médiocre, et dont l’approvisionnement en vivres était promptement épuisé. Plus d’un, parti de Gorée chargé d’une mission exploratrice, se traînait péniblement le long de la côte, n’ayant pour moteur que des vents incertains ; et quand il avait parcouru les huit cents lieues qui séparent Gorée du Gabon, il était fort heureux de trouver une rade sûre pour se réparer et des magasins pour se ravitailler.

Ce fut là le service le plus réel que rendit la création de cet établissement. Aujourd’hui même que son commerce a pris un peu plus d’extension, ce sont encore ses avantages maritimes qui donnent à ce point toute son importance, et notre escadre en a fait depuis quelques années son centre de station.

La baie où nous sommes établis, d’une profondeur de trente milles environ et de sept milles de largeur à son entrée, s’ouvre à 30’nord de l’équateur et par 7° de longitude est. Elle forme le fond d’un petit bassin hydrologique, limité à l’est par une chaîne de montagnes que les Portugais ont nommée la Sierra del Crystal, et d’où émergent plusieurs rivières. Au sud et à l’est, ce bassin est contourné par un cours d’eau d’une plus grande importance, l’Ogo-Wai, qui se jette à la mer par plusieurs embouchures, comprenant dans leur écartement une pointe bien connue des négriers, le cap Lopez.

Bien que la possession de ces rivières et de la région qu’elles arrosent nous soit assurée par des traités, notre établissement y est plutôt nominal qu’effectif. La seule partie réellement occupée et vraiment importante, quant à présent, c’est la baie elle-même. Là se trouvent le comptoir fortifié, les principaux centres de population, l’important établissement de la Mission française ; et enfin le village de Glass, que domine la Mission américaine, et qui est devenu, entre les mains de commerçants étrangers et surtout anglais, un centre d’affaires assez considérable. Dans cette rade profonde et sûre stationne constamment quelque navire de la division. Un petit nombre de navires de commerce anglais ou américains, des français plus rares encore, quelques goëlettes chargées du trafic des rivières, et enfin des pirogues montées par des noirs qui règlent par des chants monotones les mouvements de leurs pagaies, parcourent cette immense nappe d’eau, mais sans réussir à l’animer.

Cette absence de vie et de mouvement affecte péniblement les Européens, presque tous au service de l’État, que leur mauvaise étoile a conduits dans ce pays, et ne fait que rendre plus attristant le sentiment de leur propre isolement. La vie des hommes qui se vouent au service des lointaines possessions de la France est ainsi faite et pleine de rigoureuses épreuves.

Ce n’est pas que le Gabon soit triste par lui-même. Si le mouvement lui manque, du moins la nature y est belle. Elle est belle surtout pour les gens qui y arrivent après avoir longé la côte. Leurs yeux ont été attristés par la stérilité proverbiale de la plage africaine, car la végétation est rare à ce point qu’il est telle partie de cette côte sablonneuse où la présence d’un arbre unique dans la contrée devient un repère précieux pour le navigateur. Dans la baie du Gabon, au contraire, la végétation descend jusqu’au bord de la mer, et les villages que l’on aperçoit du large paraissent cachés dans un nid de verdure.

Le relief général des terres est peu accentué. Au nord pourtant un monticule assez élevé, le mont Bouet, domine la rive droite ; au sud, quelques mornes plus déprimés rompent l’uniformité de l’horizon et servent comme lui d’amers aux navires. Au milieu de la baie, la pointe Ovendo, les îlots de Coniquet et des Perroquets semblent surgir de l’eau comme d’énormes bouquets de verdure. Au fond et sur les côtés, de longs rideaux de palétuviers trahissent la présence de terrains marécageux. Partout enfin croît une abondante végétation que dominent d’immenses fromagers et de grands spathodeas, connus sous le nom de tulipiers du Gabon,