sionnaire napolitain, le P. Montuori, dont j’ai parlé il
y a trois ans à propos de Khartoum. C’était un homme
hardi, vif et amusant, qui plaisait fort aux soldats en
déblatérant publiquement contre les moines, « qui se
croient saints parce qu’ils ont dix-huit coudées de bafta
(mousseline) autour de la tête, qui tiennent un psautier
ouvert sans le lire, pendant que leur pensée erre
autour des caves et des cuisines… » Un jour que Menène
lui refusait je ne sais quoi, il feignit une grande
colère et lui dit : « Je vais écrire partout en Europe que
la mère de Ras-Ali n’est pas la princesse pieuse et juste
qu’elle prétend être : qu’elle est, au lieu de cela, une Agrippine ! — Seigneur Dieu ! s’écria la princesse bouleversée
et supposant que ce nom redoutable signifiait
une Hérodiade ou une Jézabel, vous ne ferez pas cela,
père Montuori ! » Et elle se hâta de lui accorder ce qu’il
avait demandé.
L’abbaye royale de Koskoam, dans un site charmant, s’élève à vingt minutes de Gondar, vers le nord-ouest. Pour y aller, il faut passer la Káha, et laisser à droite le petit monument élevé par le saint roi Lalibela à son cheval, au grand scandale des puritains modernes.
Koskoam est une ruine, mais une ruine imposante : la piété officielle n’entretient que l’église proprement dite, bâtie ou du moins décorée par les Portugais, qui ont fait peindre par leurs artistes un certain nombre de fresques faciles à reconnaître, et admirées de confiance par les Abyssins. Ils ont grand tort. Les produits purs de l’art indigène ont la rigidité hiératique de tout ce qui est byzantin : c’est terrible, farouche, pétrifié : absurde souvent, incorrect, mais jamais fade. Or, la fadeur, la vulgarité béate et douceâtre de l’art jésuite éclatent partout dans les peintures portugaises de Koskoam : les saints sont des cafards, les martyrs font l’œil en coulisse : c’est Marie Alacoque dans toute sa gloire. Je détournai mes yeux de ce joli nauséabond, pour les reporter
Loranthus Macrosolen. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.
sur quelque chose de plus original : je veux parler
de toute une furia d’arabesques et d’enroulements élégants
et bizarres, sorte de calligraphie picturale où
excelle l’art oriental.
IX
Je dînais souvent chez Haïlou, Kantiba (sorte de maire ou de prévôt des marchands) de Gondar, le plus honnête homme de l’Abyssinie. C’est un vieillard vigoureux, d’une laideur noble et spirituelle, figure maigre couronnée d’épais cheveux blancs : grandes manières, moralité proverbiale, sympathique aux Européens. C’est le vieux chrétien pur-sang, l’homme des jours passés : il est très-pieux, et les Allemands de Gafat, assez vexés de n’avoir aucune prise sur lui, l’appellent « un vieux fanatique. » Il pratique plus d’austérités qu’un moine, s’enferme des huit et dix jours dans une église pour méditer et prier, dépense une grande partie de son bien en œuvres pies. Il a rebâti une petite église ruinée appelée Medani Allem (le Sauveur du monde), près de Gondar, et a voulu réparer le Koskoam : le terrible Théodore le lui a défendu. « Te crois-tu négus, lui a-t-il dit, toi qui prétends bâtir des églises comme un empereur ? »
X
En face du Palais impérial s’élève un joli petit castel moyen âge, avec des tours aux angles : c’est le ras Ghimp (le palais du connétable). Il est aujourd’hui délabré et inhabité, les négus actuels ayant supprimé la connétablie qui, dans son système administratif, est absolument inutile. Jadis, le ras ou connétable, logé dans ce palais, se trouvait à proximité du souverain, également prêt à lui obéir ou à le surveiller. L’un des derniers habitants