Page:Le Tour du monde - 12.djvu/240

Cette page n’a pas encore été corrigée


un fief sur le bord des deux rivières qui se réunissent tout près de votre palais, afin que nous nous y bâtissions chacun une demeure. — Eche, » dit le négus, et ce fut fait : Arnaud bâtit sa maison sur l’un de ces ruisseaux limpides, Garneau sur l’autre. Les deux maisons ont disparu ; mais les rivières ont gardé les noms des deux étrangers, et leur réunion forme ce joli Arno-Garno qui fuit vers le lac, lentus in umbra. »

J’aime mieux cette historiette que les lourds commentaires d’un professeur allemand, le docteur Gmelin, qui nous apprend que ce nom d’Arno rappelle l’Arno toscan et l’Arnon de Judée. Vraiment ! Notez que ce brave Gmelin passa, en son temps (il y a un demi siècle et plus), pour un prodige de savoir : il a fait un livre pour prouver que Bruce a été un pauvre sire — et l’Allemagne l’a cru.

On ne comprendra jamais à quel point le monde appartient aux médiocrités gourmées et solennelles.

Deux bonnes heures après l’Arno-Garno, la route passe entre quelques montagnes couvertes de villages. Nous allons coucher à l’un de ces hameaux, peuplé de paysans d’aspect fort pacifique. J’apprends qu’il y a dix ans ils l’étaient un peu moins.

Le négus actuel avait, en 1855, de son camp de l’Ambadjara, lancé une proclamation qui disait : « Que chacun retourne au métier de ses pères ; que le soldat de hasard retourne à sa charrue, le marchand à ses ballots. » Les gens de Tisbha, que la proclamation gênait fort, se


Berhan. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.


rendirent, armés jusqu’aux dents, à l’Ambadjara, et dirent à Théodore :

« Longue vie à Sa Majesté ! Nous venons demander la permission de suivre, conformément à l’édit, l’industrie de nos pères.

— Quelle était-elle ?

— Voleurs et coupeurs de route, de père en fils.

— Voulez-vous, demanda le négus en se contenant, devenir honnêtes gens ? Je vous en offre le moyen : je vous pardonne le passé, je vous laisse la nue propriété de la plaine de Lamghé qui touche à votre montagne, et je vous fournirai des charrues et des bœufs de labour. Acceptez-vous ?

— Jamais ! Nous nous référons aux termes de l’édit…

— C’est votre dernier mot ?

— Oui !

— C’est bien. Retournez chez vous. »

Ils repartirent joyeux, croyant avoir intimidé le négus ; mais ils ne connaissaient pas le terrible autocrate. À peine arrivés au défilé de Ferka, ils furent rejoints par un corps de neftenya (carabiniers), dont le commandant leur dit : « Mes frères ! il se peut que le négus Lalibela vous ait autorisés par une charte à voler sur les routes ; mais Claudius, qui était aussi un saint et un négus, a autorisé la gendarmerie à fusiller les voleurs. Carabiniers, feu partout ! »

Les survivants ont gardé mémoire de la leçon. Aujourd’hui le Lamghé est parfaitement cultivé, et j’affirme par expérience que la route de Tisbha est sûre.

G. Lejean.

(La suite à la prochaine livraison.)