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d’audience, nous nous retirâmes en faisant trois profondes révérences. Il nous fit accompagner par ses gardes jusqu’à la maison où nous logions, et nous envoya de grands vases remplis de beurre, de miel et d’autres rafraîchissements avec deux bœufs et deux moutons. »


IV


Départ de Sennâr. — District du Coton. — Arrivée à Gallabat. — Physiologie de mon ami Dufton : une vocation énergique. — Forêt de Gallabat : Abou Qalambo. — Éditions africaines de Richard Cœur de Lion et du vieil Horace. — Alerte nocturne. — Vochnè : entrée en Abyssinie. — Croquis et paysages d’après Poncet.

Je quittai Sennâr à la fin d’octobre et me mis en marche sur Gallabat, petit pays fort commerçant dont la propriété est un sujet d’hostilité sans fin entre l’Abyssinie et l’Égypte, héritière des droits et prétentions de feu l’empire sennârien. Le détail de ce voyage serait plus intéressant pour un comité de géographes que pour mes lecteurs, car le pays, plat et d’une douceur assez monotone, n’offrait rien de bien nouveau à décrire, et la population était à l’avenant. Je traversai successivement le Nil Bleu, la Dender, la Rahad, ces deux dernières à gué, vu la baisse des eaux. Je suis persuadé que la Rahad, encore torrentueuse à cette date (c’était le 13 novembre) et dont le courant faillit m’emporter, était trois mois plus tard à sec, comme je l’avais déjà vue deux ans et demi auparavant.


Palais ruiné de Guizoara sur l’Arno. — Dessin de Eugène Cicéri d’après un croquis de M. G. Lejean.

Le pays que je venais de traverser était couvert de blé, de sésame et de coton : cette dernière plante montrait partout le jaune éclatant de ses fleurs ou les blancs flocons de ses gousses. Après le passage de la Rahad, je m’arrêtai quelques jours à Oued Bohour (Wed Bager des cartes), autant pour me reposer que pour me procurer des chameaux de rechange parmi les nomades des environs. Deux Fogara se présentèrent à cet effet ; nous fîmes prix jusqu’à Gallabat, et comme mes deux indigènes allaient se retirer :

« Cela ne suffit pas, dit Ahmed, qui était lui-même un peu faki ; nous allons réciter le fatha ensemble : sans cela vous pourriez nous manquer dans la main. » Le fatha est le premier chapitre du Koran, et il paraît que sa récitation en commun constitue une sorte de contrat synallagmatique. Les deux hommes ne parurent pas se formaliser de ce surcroît de précautions, et le fatha fut dit avec le recueillement convenable : ce qui n’empêcha pas mes deux coquins, le lendemain, de se moquer de leur promesse et d’envoyer promener Ahmed, qui me revint l’oreille basse, visiblement humilié dans son amour-propre musulman. « Chien de pays, grommelait-il : jusqu’aux fogara qui y sont des fripons comme les autres ! »

J’en trouvai de plus convenables et six jours plus tard je débouchais sur le gros village de Gallabat, où je me reposai dans l’agréable compagnie de deux Européens, M. Eipperlé, missionnaire badois de la Société dite de Saint-Crischona qui est sous le patronage moral du célèbre missionnaire voyageur Krapf, — et M. Henri Dufton, jeune Anglais qui faisait, à ses propres frais, son noviciat de missionnaire.

Ces deux jeunes gens me furent, de premier abord, très-sympathiques. M. Eipperlé, qui gérait la mission bien qu’il ne fût qu’une sorte de frère lai, m’accueillit chaudement et n’oublia rien pour me rendre le séjour de Gallabat confortable et agréable à la fois. M. Dufton était là de passage, comme moi : il me représentait, sans s’en douter, un curieux spécimen de cette sorte d’enthousiasme froid et persévérant avec lequel les gens de sa race font des choses si originales et si remarquables.

Fils d’un riche fabricant de Leeds, occupant un emploi lucratif à la banque d’York, il n’avait pu résister au goût