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de ce que M. de Heuglin, dans une carte publiée il y a dix ans, désigne comme antiquités égyptiennes à quelques heures à l’ouest de Sennâr. Je questionnai les doctes du lieu qui me parlèrent, en effet, de tessouirât (images ou statues) comme existant dans les monts Sagadi, à l’ouest ; mais les détails étaient si vagues, que je soupçonnai qu’il y avait simplement là les éléments d’une mystification analogue à celle que j’avais subie en 1860 au Haraza. Cependant l’excursion au Sagadi pouvait être intéressante à d’autres points de vue. L’aimable commandant Ibrahim, informé de mon désir, mit à ma disposition deux kavas turcs, fort braves gens comme le sont en général les vrais Turcs ; mon hôte me procura un de ces ânes de race qui sont en quelque sorte les ponies de l’Égypte et du Soudan, et je me mis en route vers le mont Sagadi, droit à l’ouest, à travers un pays plat et assez cultivé qui me rappelait parfaitement les environs de Kassala, à un détail près : je veux parler des foulas, vastes réservoirs entourés d’un rebord en terre battue, assez large pour former un chemin de ronde, et où l’on conserve d’un kharif à l’autre la quantité d’eau de pluie nécessaire pour abreuver les habitants et le bétail des villages voisins. Quelques grands arbres, qui ombragent habituellement les foulas, leur donnent un certain cachet pittoresque et prêtent une ombre secourable aux bergers à demi nus qui errent dans les environs.

Au bout de neuf heures de marche, les cultures cessèrent, le ghech lui-même se rabougrit et descendit aux proportions d’une sorte de poil follet d’un jaune pâle ; des montagnes disloquées se montrèrent confusément à droite et à gauche, et j’arrivai le second jour à un village abandonné au pied d’une petite chaîne escarpée appelée Sagadi. On me montra les fameux tessouirat : c’étaient tout bonnement des blocs de granit bizarrement entassés, et figurant assez bien, vus d’une certaine distance, une femme arabe et sa fille dans leurs longs vêtements blancs. L’imagination des Sennâriens s’était donné là-dessus libre carrière, comme de coutume, et on me raconta une histoire qui avait un vague rapport avec celle de Niobé. Il s’agissait de je ne sais plus quelle princesse pétrifiée en punition de son orgueil et de son impiété.


Niam-Niam Basa. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.


Ranma. — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Je montai au sommet du mont, un peu plus haut que les tessouirât, de manière à pouvoir interroger d’un œil avide l’horizon infini qui se déroulait devant moi. Ma vue, bornée au sud par certaines parties de la chaîne, n’embrassait librement que la plaine boisée qui s’étend vers le fleuve Blanc. Au delà des forêts, je ne pouvais distinguer que quelques hauteurs isolées, insignifiantes, qui servent comme de vigies aux pasteurs arabes ou Denka perdus dans ces redoutables solitudes. Au pied même du Sagadi, quelques foulas abandonnées montraient leurs vasques desséchées, qui n’apparaissaient, vues de cette hauteur, pas plus grandes que mes valves de noix.

Pour être complet, je dirai qu’au pied est du Sagad, je trouvai une ruine presque effacée qu’on me dit être une ancienne kenisè (église) du temps où le pays de Sennâr était chrétien. Ce ne pouvait, vu ses faibles dimensions, avoir jamais été qu’un très-petit édicule ; mais je n’en constatai pas avec moins de curiosité l’existence de cette ruine chrétienne sur cette frontière avancée du pays des noirs. Je regrettai pour la centième fois l’ignorance où nous sommes de l’histoire du christianisme nubien, ainsi que l’époque et des causes de sa dis parution devant un culte qui n’a pu qu’enlever à ces populations ignorantes les derniers éléments du progrès moral.

Ce qu’était devenu le peuple sennârien ne me montrait que trop l’abrutissement qui attend l’Abyssinie le jour ou son anarchie invétérée, jointe à la coupable