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vière, arbres, arbustes, graminées avaient l’air souffreteux et l’allure chétive des êtres relégués par le sort dans un milieu contraire à leur nature. Quelques vieux cécropias morts à la peine dressaient vers le ciel leurs bras décharnés, comme pour lui reprocher de les avoir fait naître en cet endroit marécageux. À côté des arbres défunts, leurs rejets et leurs rejetons continuaient de végéter et de lutter avec l’insouciance propre au jeune âge. Pendant que je m’apitoyais tout bas sur leur destinée, la rive gauche que nous serrions de près pour éviter que le courant, devenu très-rapide, ne drossât au large notre embarcation, cette rive s’interrompit, et deux mers, deux abîmes qui semblaient s’absorber l’un l’autre s’ouvrirent devant nous : nous avions atteint le confluent de l’Ucayali et du Marañon. L’impression que me causa cette immensité fut de la stupeur plutôt que de l’admiration. Comme un verset risible intercalé dans cette grande et solennelle page de la nature, un bruit de flageolet et de tambour nous arrivait du fond de l’horizon sur l’aile de la brise. Le village de Nauta, que nous ne voyions pas encore, se révélait à nous par cet accord grotesque dont retentissent durant toute l’année les Missions de la plaine du Sacrement.


Récolte du sandi.

Cependant nous avions doublé l’angle droit formé par la rive gauche de l’Ucayali et la rive droite du Marañon. Les rameurs s’assirent d’à-plomb sur leur banc, assurèrent leurs pieds contre le bordage, puis s’encourageant du regard, enflant leurs pectoraux et faisant saillir leurs biceps, ils commencèrent à refouler l’impétueux courant du haut Marañon ou du bas Tunguragua, comme il plaira de l’appeler. La situation de Nauta sur la rive droite de cet affluent de l’Ucayali oblige les embarca-