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Si les riverains de la plaine du Sacrement, moins civilisés que les Vénézualanos, n’usent pas encore de ce lait pour fortifier leur estomac, ils s’en servent depuis longtemps pour raccommoder leurs pirogues. À la séve liquide du sandi, ils mêlent du noir de fumée et obtiennent par le mélange et la coagulation de ces ingrédients une espèce de brai qu’ils emploient au calfatage de leurs embarcations. La pharmacopée locale, en reconnaissant au sandi des qualités très-astringentes, lui a donné place dans son codex et l’administre avec succès dans les cas de ténesme et de dyssenterie. C’est en souvenir de la chose et par égard pour les savants d’Europe et les apothicaires que nous versâmes autrefois dans le creux d’un bambou, pour le soumettre plus tard à leur analyse, un demi-litre de ce lait végétal, lequel entré dans le tube à l’état liquide, en sortit quinze jours après à l’état solide, et pareil pour la couleur et la semi-transparence à un bâton de colophane ou de sucre candi.

Au moment de tourner le dos au sandi blessé dont la séve coulait toujours en abondance, je me sentis pris de pitié pour le malheureux végétal, et je bouchai sa plaie avec un peu de terre humide, en souhaitant tout bas qu’elle pût remplacer pour lui l’onguent de saint Fiacre dont se servent les jardiniers pour panser les blessures qu’ils font aux arbres. Cela fait, je rejoignis mes gens qui, tranquillement assis près du feu, devisaient de choses et d’autres, tout en surveillant la préparation des émincés de lamantin. Déjà plus de deux heures avaient été employées à ces apprêts culinaires, et comme j’avais hâte de me remettre en route, au risque de compromettre le succès de l’opération, je fis retirer du gril la viande à moitié fumée et la fis porter dans l’embarcation. Nous laissâmes au jaguar, à titre de prime d’encouragement, la tête, les intestins et le cuir gras du lamantin, puis nous mîmes le cap au nord.

La largeur toujours croissante de la rivière et l’abaissement continu de ses berges m’auraient suffisamment indiqué l’approche de son embouchure, si mes gens ne m’eussent dénoncé le fait à l’avance et énuméré en même temps les ruisseaux d’eau blanche et d’eau noire, les canaux et les lacs que nous devions trouver jusqu’à la jonction de l’Ucayali et du Marañon. Or, comme ces ruisseaux se succédaient à de courts intervalles, dans la crainte qu’un affluent de quelque importance ne s’y trouvât mêlé et n’échappât à mes regards, j’obligeais fréquemment mes hommes à passer d’une rive à l’autre, mode de navigation qui non-seulement décuplait la longueur du chemin et mécontentait mon pilote, partisan de la ligne droite, mais exaspérait les rameurs en les contraignant à couper incessamment un courant rapide, auquel il leur eût été bien doux de s’abandonner. Quand leur patience était à bout ou leur bras rompu de fatigue, je débouchais le cruchon de tafia, je versais dans un gobelet trois doigts de la liqueur brûlante, et leur offrais à tour de rôle ce faible dédommagement. Le moyen ne manquait jamais son effet. Si rogue que fût leur humeur, si rapprochés que fussent leurs sourcils, la vue du liquide opérait sur eux un changement notable ; leur colère s’arrêtait court, les muscles de leur face se détendaient, un sourire idiot venait voltiger sur leurs lèvres, et l’interjection furibonde qu’ils étaient près de formuler expirait dans un tendre roucoulement.

Un rancho d’Indiens Cocamas que nous relevâmes sur la rive droite, à l’entrée de la Quebrada Yarina, est la dernière habitation qu’on trouve sur l’Ucayali. Venus, ainsi que les Xébèros, des contrées de l’Équateur par les rivières Morona, Pastaza et Chambira, affluents de gauche du haut Marañon, les Cocamas s’étaient fixés autour des lacs Sapote et Pucati dans la plaine du Sacrement, d’où ils passèrent de bonne heure dans les Missions du Huallaga. Là le croisement de leur race avec celle des Balzanos et des Cumbazas altéra promptement chez eux le type primitif. Quelques Cocamas pur sang existent encore, bien qu’on ne retrouve aucun de ces indigènes à l’état de nature ; tous sont frottés de civilisation, mais comme le pain d’un manœuvre peut l’être d’ail. Les uns vivent indépendants dans la Quebrada Yarina et quelques coins perdus du haut Amazone ; d’autres ont élu domicile dans les villages du Marañon, et louent leurs services comme rameurs aux commerçants de ces localités. Dans le trajet de Nauta à la frontière du Brésil, nous aurons l’occasion de revenir sur ces indigènes qui, en prenant à l’Indien civilisé de notre époque la chemise, le pantalon et l’usage immodéré des liqueurs fortes, ont gardé du barbare d’autrefois un goût décidé pour la vie errante et le dolce far niente sur le sable des plages.

À partir de la gorge de Zéphyrin[1], Zephirino Quebrada, les berges de l’Ucayali s’abaissant tout à fait, ne formèrent plus qu’une ligne jaune à peine apparente au-dessus de l’eau[2]. La végétation, représentée par des chilcas, des saules nains, des cécropias et des roseaux, devint d’une maigreur étique. Incessamment battus par les vents et les eaux, noyés par chaque crue de la ri-

    ses fidèles compagnons qui ne l’avaient pas perdu de vue un instant. C’est ainsi qu’il apprit à ses dépens que le lait du sandi enivre avec force ceux qui en goûtent pour la première fois, etc., etc. »

    Nous demandons grâce au lecteur pour le reste de la notice.

  1. Quelque relaps du nom de Zépliyrin a dû habiter cette Quebrada aujourd’hui déserte et lui aura laissé son nom. Ainsi des déserteurs brésiliens ont donné le leur à des Igarapés de l’Amazone.
  2. Dans sa Géographie universelle de Maltebrun, entièrement refondue et mise au courant de la science, M. Théophile Lavallée a cru devoir donner le nom de Pérou bas à cette fraction minime du bas Pérou, et cela sur la foi d’un touriste qui remontait le cours du Marañon et se contentait de regarder en passant la partie du pays située à sa gauche. Que ce touriste induit en erreur par l’aspect des lieux et jugeant du tout par la partie, ait pris pour le bas Pérou les rives basses de l’Ucayali à son embouchure, pareille erreur est sans conséquence, le touriste aussi bien que le romancier, ayant droit de caprice et de fantaisie, et son esprit n’étant qu’une lorgnette par le gros bout ou le petit bout de laquelle il s’amuse à contempler l’objet réel. Mais qu’un auteur sérieux, qui continue ou plutôt qui refond la Géographie classique de Maltebrun, ait accueilli sans examen un renseignement aussi superficiel et l’ait intercalé dans son œuvre, c’est ce qu’on ne saurait admettre, surtout après que les nivellements géodésiques de Lloyd et Falmarc, les relevés et les travaux exécutés du temps de Simon Bolivar et par son ordre, ont nettement fixé les altitudes, les divisions et les limites des deux Pérous.