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son échoué, est un prodige d’équilibre qu’on ne parvient à accomplir qu’après un long voyage et une connaissance approfondie des allures de la volage embarcation. Plus d’un acrobate de profession, plus d’un gymnaste ou d’un clown renommé échouerait dans cette tentative et ne réussirait qu’à faire capoter la pirogue et à se voir coiffé par elle ; aussi ce tour d’adresse que j’exécutais tous les jours au coucher du soleil, est-il un de mes beaux triomphes, et celui que j’enregistre avec le plus d’orgueil.

Le quart d’heure de rêverie que je m’accordais chaque soir était comme une récompense de mon labeur de la journée. Non-seulement il distrayait mes yeux de la répétition monotone des forêts et des eaux et permettait à ma pensée de vagabonder dans l’espace, mais il me procurait l’avantage de respirer un air plus frais que celui du pamacari, sous lequel la chaleur du jour s’était concentrée avec l’odeur des restes du dernier repas et le fumet des animaux de ma ménagerie.

Ici, j’aurais le droit, comme tant d’autres, de substituer à mon texte une page de points pour avertir le lecteur que le moment de rêverie que j’achève de mentionner m’appartient en propre et n’a rien de commun avec la marche et les incidents du voyage ; mais outre qu’une telle page ferait longueur dans ce récit et ressemblerait trop à la livrée classique dont un auteur revêt les idées et les mots qu’il n’ose avouer en public, je craindrais de froisser par cette réticence un esprit chatouilleux et de m’attirer de sa part quelque réflexion anonyme, mais mortifiante, dans le genre de celles que le facteur postal m’apporte quelquefois dans des lettres bien et dûment timbrées, mais non pas toujours affranchies.

Mieux vaut donc, pour cette fois, et une fois n’est pas coutume, employer le quart d’heure que d’habitude je consacrais à rêvasser, à causer de géographie avec le lecteur ou plutôt à lui signaler une erreur géographique qui date de 1617, et que la tradition a si fidèlement perpétuée qu’on la trouve sans la chercher sur les cartes les plus modernes.


Rêverie au crépuscule.

Cette erreur a trait à une rivière du nom de Paro, que les cartographes font naître aux environs des Andes d’Avisca, courir parallèlement à l’Ucayali et confluer avec lui par six degrés de latitude, un peu plus, un peu moins. Avant de passer outre, disons qu’aucune rivière de ce nom n’exista jamais dans le voisinage de l’Ucayali, et que c’est au même Ucayali et non à un cours d’eau voisin que les tribus de la plaine du Sacrement donnaient autrefois ce nom de Paro ou d’Apu-Paro — Grand-Paro — et cela à partir de sa jonction avec le Pachitea jusqu’à son entrée dans le Marañon.

En 1687, par suite d’un procès intenté par les Franciscains de Lima aux Jésuites de Quito et dont il nous est arrivé de parler en traitant des sources de l’Apurimac, la Real Audiencia de Quito ayant demandé pour baser le jugement qu’elle était appelée à rendre dans cette affaire, qu’une carte des lieux lui fût présentée, les Jésuites chargèrent un missionnaire de leur ordre, le P. Samuel Fritz, de dresser cette carte. Celui-ci, qui ne connaissait qu’imparfaitement la partie du pays que nous traversons[1], recourut à l’expérience des uns, consulta l’opinion des autres, et comme une version accréditée par les premiers explorateurs de la plaine du Sacrement plaçait dans le voisinage de l’Ucayali une rivière venue de l’intérieur des terres et apportant à ce dernier

  1. Chez le P. Samuel Fritz, cette connaissance imparfaite d’une contrée qu’il n’habitait pas et qu’il avait à tracer sur papier n’a rien qui nous étonne. Mais ce qui nous étonna fort, ce fut de voir le révérend Plaza, qui l’habitait depuis cinquante et un ans et qui disait l’avoir parcourue en tout sens, nous soutenir un jour de cet air convaincu qui ne souffre pas de réplique, que la rivière Ega ou Teffé, affluent de la rive droite de l’Amazone, et la rivière Japura ou Grand Caqueta, affluent de sa rive gauche, n’étaient qu’une seule et même rivière sous des noms différents.