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quatorze lieues et alimenté par le Marañon. Les commerçants des villages du Huallaga, qui viennent échanger dans les Missions de la plaine du Sacrement leurs tocuyos, lonas, poisons de chasse et chapeaux de paille contre du poisson salé, de la salsepareille, etc., prennent habituellement ce chemin de traverse, qui leur évite la fatigue de refouler les terribles courants de l’Ucayali à son embouchure et abrége leur route de quelque soixante-dix lieues.

En face de l’entrée du canal Sapote, sur la rive droite de l’Ucayali, s’étendait autrefois une plage de sable, que rien n’eût distingué de ses voisines sans le souvenir de mort qu’elle rappelait. Cette plage avait été le théâtre d’une exécution criminelle. Dans une traversée du Huallaga à l’Ucayali, trois néophytes ayant assassiné leur missionnaire y avaient été branchés haut et court à un capiruna par ordre des Jésuites. Comme les cartes du dix-huitième siècle désignaient cet endroit par le nom de playa de los Ahorcados (plage des Pendus), les géographes de nos jours ont cru devoir le lui conserver, et nous la retrouvons sur la carte à grands points de Brué-Dufour, édition 1856. Il est vrai que nous l’y retrouvons à vingt lieues sud de son emplacement véritable, ce qui serait une calamité géographique si cette plage des Pendus existait encore ; mais elle a disparu de la rivière comme l’épisode lugubre qu’elle rappelait s’est effacé du souvenir des riverains. Sur l’emplacement qu’elle occupa longtemps, s’étendent aujourd’hui l’île et la moyuna (détroit) de Huaraya. Puisse notre renseignement servir aux éditeurs d’une prochaine carte de l’Amérique méridionale.

Onze lieues séparent l’entrée du canal Sapote de celle du canal Pucati ou Pocati, ainsi qu’on l’écrit à tort de nos jours. Pucati, comme son voisin, est un chemin de traverse qui coupe la plaine du Sacrement et fait communiquer les eaux de l’Ucayali avec celles du Marañon. De grands et beaux arbres qui ombragent l’entrée de ce canal donnent au passant l’envie de le remonter et semblent lui promettre une navigation charmante. Mais ce programme, menteur comme tous les programmes, ne tient aucune des promesses qu’il fait. Les rives du canal, à une demi-lieue de son embouchure, sont complétement dégarnies d’arbres et d’arbrisseaux, et sous les plantes aquatiques qui obstruent son cours, d’innombrables légions de moustiques guettent, pour l’assaillir, l’imprudent qui met le pied sur leurs domaines.


Appareils de toiture en usage dans la pampa del Sacramento.

Sans souci de la lutte inégale qu’il allait engager contre ces insectes buveurs de sang, mon pilote était d’avis d’entrer dans ce canal afin d’éviter à ses hommes la fatigue de tourner l’embouchure de l’Ucayali et de refouler le courant du Marañon pour atteindre Nauta. En toute autre occurrence, je l’eusse laissé faire ; mais j’avais à relever sur la rive opposée la direction de la rivière Tapichi, et malgré mon envie d’être agréable à Julio, comme son projet de navigation intérieure contrecarrait mes plans, non-seulement je l’engageai à y renoncer, mais je lui donnai l’ordre de rallier la rive droite, où, sur la foi d’une carte dressée par le révérend père Sobreviela, et que j’avais étalée devant moi, je comptais apercevoir, par le travers du canal Pucati, la rivière Tapichi, habitée par les Indiens Mayorunas.

Mais le P. Sobreviela, s’il joignait aux dons de l’apôtre les qualités du missionnaire, devait être assez faible en cartographie, car nous continuâmes d’avancer sans qu’un affluent, si maigre qu’il fût, vînt se joindre à l’Ucayali. Julio, que je consultai là-dessus, parut éprouver une joie maligne à m’apprendre que la rivière en question ne se montrerait que le lendemain, vu qu’une courbe de l’Ucayali de plus de trois lieues de longueur nous en séparait encore et que le soleil, déjà très-bas à l’horizon, indiquait que le jour allait bientôt finir.

En attendant que nous eussions atteint l’île Pucati, ou j’avais résolu de passer la nuit, je grimpai sur le pamacari de la pirogue, et couché sur le dos, je regardai en fumant un cigare le ciel passer du rouge enflammé au bleu sombre et les étoiles s’allumer une à une dans les champs de l’éther. Grimper sur le pamacari d’une pirogue en marche, et y rester dans l’attitude d’un pois-