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dessin, et dont on retrouve l’emploi dans les habitations, couvents et églises des Missions de la plaine du Sacrement, n’ont pas été inventés par les missionnaires, comme on pourrait le croire, et remontent au temps de la première occupation de ces contrées par les hordes voyageuses de l’autre hémisphère[1]. Si nous ne retrouvons pas chez leurs descendants actuels l’emploi simultané de ces appareils, ce n’est pas que ces indigènes en aient perdu le secret, mais seulement parce que depuis un siècle environ les Missions de l’Ucayali et leurs néophytes ont fait dans un périmètre de cinquante lieues une telle consommation de palmiers et de palmes, que la nature, quelque empressement qu’elle mît a réparer ses pertes, n’a pu parvenir à balancer le passif par l’actif et à rétablir l’équilibre entre la consommation et le produit. De nos jours, l’indigène, obligé d’aller chercher au loin les palmes nécessaires au toitage de sa demeure, et reculant devant le travail que lui imposent la recherche de ces palmes, leur coupe et surtout leur transport, a choisi parmi les genres de toiture indifféremment employés par ses devanciers, ceux qui nécessitaient le moins de matériaux.

Les appareils nos 1 et 2 de notre dessin, appelés yarina-yepuë et hunguravé, du nom des palmiers qui y sont affectés, ont paru aux constructeurs indigènes les plus simples de tous et les moins dispendieux. Ce sont ceux qu’on trouve employés dans leurs demeures, depuis le territoire des Chontaquiros jusqu’à l’embouchure de l’Ucayali. Dans ces appareils, qui n’exigent qu’une couche de palmes, quatre pétioles juxtaposés sont reliés par des lianes et les folioles des palmes croisées ou nattées. La durée des toitures construites dans ces deux genres d’appareils est de cinq ans. Passé ce temps, des gouttières se déclarent dans le faîtage qu’il devient urgent de renouveler.

Les appareils nos 3 et 4, appelés yarina et schimba, sont généralement employés par les missionnaires dans leurs constructions. Deux couches de palmes sont nécessaires au premier, trois couches au second. Les toitures construites dans l’appareil yarina, où les trois pétioles apparents dans notre dessin sont renforcés par trois autres pétioles placés au-dessus dans l’intervalle rempli par les folioles, ces toitures durent huit ans. L’appareil schimba, qui, à en juger par notre dessin, semble le plus simple, est formé de trois couches de palmes superposées. Les pétioles y sont placés obliquement et renforcés par d’autres pétioles placés au-dessus dans les vides formés par l’écartement des premiers. Les toitures construites dans ce quatrième appareil durent quinze années.

Les préparatifs auxquels donne lieu l’approvisionnement de palmes nécessaires à la toiture d’un grand édifice, église ou couvent, étonneraient ceux qui nous lisent, s’ils en étaient témoins. Un convoi de sept à huit pirogues et d’une trentaine de néophytes est affecté à cette opération. Des provisions solides et liquides ont été préparées huit jours à l’avance par les ménagères ; puis l’heure du départ venue, la flottille quitte le port accompagnée des vœux et des hourras de l’assistance et se dirige vers l’Ucayali. Après quinze ou vingt lieues faites en aval ou en amont de la rivière, une exploration minutieuse des lacs et des canaux de ses deux rives et une absence de vingt jours à un mois, l’expédition rentre à la Mission, traînant à la remorque trois ou quatre pirogues chargées de palmes. Or, après avoir dit que cent palmes d’une belle venue sont plus que suffisantes pour encombrer une pirogue, supposons que les quatre cents palmes recueillies en chemin, et qui représentent la dépouille de quarante-cinq à cinquante palmiers[2], soient employées selon les règles de l’appareil schimba, c’est-à-dire à raison de trois palmes superposées ; pour peu que l’édifice, église ou couvent, auquel elles sont destinées, ait cinquante mètres de longueur sur une largeur relative[3], un arithméticien quelconque peut calculer ce qu’il faudra de palmes pour couvrir les deux pans de cette toiture. De là d’interminables délais dans l’achèvement d’un de ces édifices, dont les murailles en pisé sont construites en quinze jours, tandis que leur toiture n’est achevée qu’après un an ou dix-huit mois de travaux et de courses.

Et maintenant que le lecteur en sait autant que nous sur la matière, sautons à bas de ces toitures indigènes, où, l’équerre et le mètre à la main, nous sommes resté trop longtemps, et reprenons avec le fil du courant de l’Ucayali la suite de nos observations journalières.

Le huitième jour de notre départ de Tierra Blanca, nous relevions sur la rive gauche l’entrée du canal Sapote[4], qui nous fournit un joli motif d’aquarelle. Ce canal, alimenté par l’Ucayali, et dont l’embouchure est ombragée par de beaux arbres se joignant par leur cime, coupe l’angle nord-est de la plaine du Sacrement et fait communiquer l’Ucayali avec le Marañon. Il y a soixante ans environ que des hasards géologiques ont ouvert ce canal sur l’emplacement duquel s’élevaient autrefois des malocas ou villages d’Indiens Cocamas.

Après cinq lieues de navigation dans l’intérieur du canal Sapote, on débouche dans un lac d’une lieue de tour, auquel s’ajuste un second canal qui conduit au lac Pitirca. De ce lac formé par les petites rivières de Yanacu et d’Imotecua, issues toutes deux des derniers versants de la Sierra de San-Carlos, qui s’affaisse et rentre en terre à cet endroit, de ce lac de Pitirca on entre dans un canal large de vingt-cinq a trente mètres, long de

  1. On les trouve encore employés aujourd’hui par les naturels de l’Océanie, du Havre Dorey, de Tonga-Tabou, Bea, Viti, etc., ainsi que nous l’avons dit dans notre monographie des Incas du Pérou.
  2. Dans les genres de palmiers exclusivement affectés aux toitures, il en est de plus ou moins feuillus. Ainsi les individus du genre Metroxylon ont de 6 à 7 feuilles, les Oreodoxas de 7 à 8, les Acrocomias de 7 à 9, les Nipas de 12 à 15, etc., etc.
  3. Le couvent de Sarayacu a cinquante-sept mètres de longueur sur dix mètres de largeur.
  4. Ce nom de Sapote lui vient d’un arbre de la famille des Sapotées (l’Achras Sapota) que les anciens Cocamas plantaient autour de leurs demeures à cause de ses fruits dont ils étaient particulièrement friands. L’Achras Sapota est très-commun dans les vallées orientales du Pérou où les Quechuas l’appellent luccma. Nous ne saurions mieux comparer ses fruits, jaunes, pâteux et doux, qu’à un jaune d’œuf bouilli et sucré.