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mêle les grands arbres qui la bordaient. Pris aux cheveux par l’ouragan qui tentait de les arracher de leur sol natal, les colosses luttèrent vaillamment, tantôt vaincus et courbés jusqu’à terre, tantôt vainqueurs et redressant avec fierté leur tête empanachée. Mais cette résistance désespérée ne fit que hâter leur défaite. Sous le formidable balancement que leur imprimait l’ennemi, les terrains friables qui les portaient s’ébranlèrent, s’ouvrirent, et les pauvres arbres dont les racines étaient à nu tombèrent avec des craquements affreux.

Des hérons, des aigrettes, des spatules qui vaguaient indolemment sur la plage au moment du sinistre, furent soulevés par le vent et lancés au loin comme des fétus. Ceux de ces oiseaux qui purent se précipiter à temps contre terre et s’y aplatir en ayant soin d’enfoncer leur bec tout entier dans le sable et de laisser traîner leurs jambes grêles, en furent quittes pour la peur. La trombe vorace passa sur eux et ne fit qu’ébouriffer leur plumage. Cette façon ingénieuse de se garer des coups de vent est commune à tous les échassiers de ces contrées.

La bourrasque, qui fut accompagnée d’un grain de pluie, ne dura guère plus d’une demi-heure, puis tout rentra dans l’ordre accoutumé. Toutefois il nous fallut attendre pour reprendre le large, que l’agitation de l’Ucayali se fût un peu calmée. Ses vagues pareilles à celles de la mer Océane, comme on disait jadis, n’eussent fait qu’une bouchée de notre coquille de noix. Pour utiliser le temps qu’ils avaient à passer sur la plage, les rameurs se mirent en quête de palmiers Yarinas (Nipa) et fabriquèrent un nouveau roufle pour notre embarcation, dont l’arrière, rasé comme un ponton par le coup de vent, avait je ne sais quoi de triste et de désorienté qui serrait le cœur.


Nids de caciques.

Après une halte de trois heures nous mîmes le cap au nord et poursuivîmes notre route. Au détour de l’île qui nous avait prêté l’abri de ses forêts et que par gratitude et aussi par prudence, nous avions continué de longer, nous nous croisâmes avec une pirogue de Sipibos chargée de charapas (tortues) que ces Indiens allaient vendre à Sarayacu. Malgré la diplomatie que Julio mit en œuvre et l’exhibition de deux ou trois couteaux dont je fis miroiter la lame à l’appui de ses arguments, nous ne pûmes décider les marchands de tortues à nous en céder quelques-unes. Ils tenaient, nous dirent-ils, à vendre leurs animaux aux Papas de la Mission centrale et seulement à eux. Devant cet entêtement de sauvage toute insistance eût été superflue ; aussi nous n’insistâmes plus. Pour atténuer vis-à-vis de Julio la dureté de leur refus, ces Sipibos lui offrirent gratis une galette d’œufs de poissons séchés au soleil. Le vieux pilote accepta la galette, mais n’en traita pas moins ceux qui la lui donnaient de ladres, de païens et d’enfants du diable. Les deux rameurs, à l’exemple de leur patron, huèrent à qui mieux mieux les marchands de tortues. Devant les injures qu’on leur prodiguait à l’envi, la contenance de ceux-ci fut d’un calme philosophique que je ne pus m’empêcher d’admirer.

Le refus de ces indigènes, tout en froissant mon amour-propre, éveilla chez moi de cruelles appréhensions dans cette partie de l’encéphale encore mal définie, qui correspond à l’estomac.

Les provisions de toutes sortes qui encombraient ma pirogue au sortir de Sarayacu avaient été consommées par Julio et ses hommes durant leur séjour à Tierra-Blanca, et cette dernière Mission n’ayant eu rien à nous offrir en fait de vivres, nos ressources alimentaires étaient si bornées qu’il devenait urgent de relâcher dans le premier havre venu pour nous ravitailler. Ce havre de grâce s’offrit à nous au coucher du soleil sous forme d’un hangar à toiture de palmes, que mes gens déclarèrent être la demeure d’un Schetibo de leurs amis.