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buste des deux frères, et, comme furieux de l’encouragement tacite que j’avais donné au plus faible, il se retournait pour me mordre, je pris un tison au foyer et le lui faisant fumer sous le nez, je l’obligeai à lâcher prise. La femme Maquea, que je croyais distraite par la conversation, n’avait perdu aucun détail de cette scène ; rien n’échappe à l’œil d’une mère ; — au sourd rugissement que poussa son aîné en sentant la fumée lui entrer dans le nez, elle accourut d’un pas agile, et renchérissant sur le moyen héroïque dont je venais d’user à l’égard de l’enfant, elle lui appliqua quelques calottes schetibos, qui ressemblaient étonnamment à nos claques françaises. Pendant que le marmot claqué allait en pleurnichant se blottir sous sa moustiquaire, je consignai sur mon album l’observation suivante, si bien effacée à cette heure, qu’elle serait indéchiffrable pour tout autre que pour moi — « Les horions, claques et taloches, voire les pichenettes, ont une orthographe, une valeur et un son pareils dans toutes les langues. »

Le lendemain, au moment de partir, nous ne pûmes remercier les époux Maquea de l’hospitalité qu’ils nous avaient donnée. Tous deux, selon l’habitude des sauvages, s’étaient levés avec le jour et vaguaient dans les bois ; leurs enfants, restés au logis, jouaient à je ne sais quel jeu d’onchets. La pistache, objet de discorde entre les deux frères, était oubliée à cette heure, et la rixe qu’elle avait amenée entre eux, loin de les désunir, n’avait fait que resserrer plus étroitement les liens de leur affection.

Pour consoler l’aîné des Maquea de la rigueur que j’avais déployée envers lui et me rappeler en même temps au souvenir de son petit frère, je gratifiai chacun d’eux d’un miroir de cinq sous et les laissai souriant et tirant la langue à leur propre image.


Pérégrinations d’un tronc d’arbre.

Nous nous abandonnâmes de nouveau au courant de l’Ucayali. La rivière aux multiples détours, dont les aspects variaient autrefois à chaque minute, avait maintenant des courbes d’une longueur et d’une monotonie insupportables. La double ligne des forêts la bordait d’un mur de verdure pareil aux classiques charmilles alignées par Le Nôtre. C’était grandiose, mais peu récréatif. De loin en loin, comme un correctif gracieux à la froide immobilité de ces lignes droites, un groupe de Coryphas ou d’Acrocomias se dégageait de la masse et dessinait sur le ciel, d’une pureté idéale, son faisceau d’éventails ou son bouquet de plumes. Parfois le mur végétal s’interrompait soudain ou paraissait fuir en arrière ; une bande d’ocre d’un rouge cru s’allongeait au-dessus de l’eau et sur ce talus, les troncs droits et lisses des Copahus à la tête en ombelle, au feuillage d’un vert noirâtre, se dressaient, pareils à des stèles ou des bornes milliaires qui eussent marqué la distance et la direction du chemin.

Devant nous, dans les profondeurs de la perspective, quelques points bruns et tremblotants, que l’œil perdait et ressaisissait tour à tour, se détachaient dans une lumière azurée. Ces points étaient des îles de huit à dix lieues de circuit : île des Cedrèles, île des Capirunas, île des Mohenas, île des Yarinas, qui tiraient leur nom des espèces végétales dont leur surface était couverte à profusion.

Quelquefois le tronc creux d’un Jacaranda, arraché de son sol natal par un écroulement des berges ou un débordement de l’Ucayali, venait flotter dans les eaux de notre pirogue. À ses flancs écorcés, à ses menus branchages disparus, on devinait sans peine que l’arbre vagabondait depuis longtemps sur la rivière. On eut pu dire au juste combien d’escales il avait faites en route et dans quels ports il avait relâché. Des chocs contre les talus, des échouements sur les plages avaient rempli ses crevasses de sable et de terreau dont s’accommodaient à merveille les plantes qu’il portait avec lui. Ces Con-