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et fîmes fondre le lard n’avaient pas atteint toute leur croissance, et comme l’envie m’était venue d’ajouter à mon bric-à-brac scientifique, la charpente ostéologique d’un de ces animaux, je résolus d’attendre que le hasard me procurât un lamantin de belle taille ; peut-être eussé-je attendu bien longtemps, car le hasard, qui d’habitude arrive sans être appelé, ne vient jamais quand on l’appelle, si le Père Antonio ne se fût avisé de le conjurer en envoyant trois de ses néophytes explorer un lac situé à dix lieues de Tierra Blanca sur la rive droite, et renommé pour ses lamantins.

Les pêcheurs restèrent cinq jours absents et rapportèrent de leur excursion deux lamantins mâles et une femelle. La difficulté de remorquer ces animaux à contre-courant, les obligea de les détailler sur place. En ouvrant la femelle, ils y trouvèrent un petit sur le point de naître. Au mois d’août pareille trouvaille ne les eût pas surpris, mais au mois de février elle leur parut faire exception à la règle ; et par égard pour cette singularité, ils déposèrent le lamantin mort-né sur des feuilles de balisier, sans rien changer à sa posture originelle.

L’animal, d’une nuance de zinc pâle, avait deux pieds huit lignes de longueur sur vingt-six pouces de tour. Son mufle était aplati contre le thorax, ses nageoires ramenées en avant étaient croisées l’une sur l’autre, et la souplesse des vertèbres encore cartilagineuses permettait à la queue de décrire une courbe et de venir s’appuyer sur le ventre. Quant à l’expression de la face, car je fis le portrait du petit mammifère, elle me rappela par je ne sais quoi d’innocent, de béat et de résigné, certaines physionomies de vieux abonnés de théâtre que j’avais vus dormir le nez dans leur cravate en écoutant des tragédies. La mère avait été si lacérée par nos équarrisseurs que je n’en pus tirer qu’un dessin imparfait ; en revanche un des mâles me fournit un très-beau squelette.

Pauvre squelette ! au lieu de dormir à cette heure, comme c’était son droit, sous un frais détritus de plantes aquatiques, au bord de ce lac inconnu dont il sillonna si longtemps les eaux, il gît sans honneur au fond d’une cave du sixième arrondissement de la moderne Babylone, où les rats, les cloportes et les araignées viennent le visiter. Les voies du destin sont incompréhensibles ! Mais revenons aux lamantins.

Tous les traités d’histoire naturelle que nous avons pu feuilleter — et ils sont nombreux — semblent s’être donné le mot pour parler de la même façon de ces amphibies et propager sur leur compte les mêmes erreurs. Il nous suffira de prendre à partie le plus récent de ces traités signé du nom d’un des pontifes de la zoologie et sanctionné par l’Université qui le déclare propre à l’instruction de la jeunesse. Le traité en question s’exprime ainsi sur le compte des lamantins.

« Ils ont le corps oblong et terminé par une nageoire ovale. On voit sur le bord de leurs nageoires des vestiges d’ongles, et ils se servent de ces organes avec assez d’adresse pour ramper et pour porter leurs petits. Ils vivent dans les parties les plus chaudes de l’océan Atlantique près de l’embouchure des rivières de l’Amérique et de l’Afrique. Leur chair se mange, et ils parviennent à quinze pieds de long. »

Peut-être ce portrait du lamantin fut-il vrai de tous points à l’époque préadamite ou l’animal se produisit pour la première fois dans les eaux douces ou saumâtres des grands fleuves ; mais de nos jours il est susceptible de quelques modifications. Ainsi le corps du cétacé est oblong en effet, mais la saillie des côtes fortement accusée lui donne l’apparence d’un carré long dont on aurait émoussé les angles[1].

La nageoire du lamantin, pour procéder dans l’ordre du traité, n’est pas seulement de figure ovale, elle est d’une construction curieuse. Sans parler de l’omoplate d’un développement excessif auquel elle est attachée, elle se compose d’un humérus qui se relie à deux os dans lesquels on peut voir, soit un radius et un cubitus à l’état rudimentaire, soit un carpe formé de deux os et servant de base à un métacarpe formé lui-même de neuf os auxquels sont soudés les doigts d’une main ou phalanges. Ces doigts sont au nombre de trois. Ceux de gauche et de droite offrent quatre os articulés ; le medius en a cinq. Les phalangettes qui terminent ces doigts sont courbes et rappellent par leur conformation les piquants de l’églantier. De là sans doute ces ongles ou ces vestiges d’ongles dont le traité que nous citons arme si libéralement la nageoire du lamantin. Seulement son illustre auteur n’a pas réfléchi que ces ongles ou ces phalangettes, apparentes sur le squelette, étaient recouvertes chez le sujet vivant par le cuir, le lard et la viande, formant une épaisseur de deux pouces environ, circonstance qui, en supposant à l’animal l’intention de griffer, l’oblige bon gré mal gré à faire patte de velours.

Quant à la faculté que le susdit traité donne aux lamantins de se servir de leurs nageoires avec assez d’adresse pour ramper sur le sol et porter leurs petits[2], nous engageons vivement son auteur, au nom de la zoologie dont il est le plus ferme appui, à retrancher de la prochaine édition de son œuvre les lignes où il en est question. Le lamantin a dans sa nageoire un agent de locomotion fluviatile, de natation, mais non de préhension. Tout au plus se sert-il de cette nageoire comme d’un crochet pour courber et amener à portée de sa bouche la tige d’herbe que celle-ci ne peut atteindre. Jamais on ne le trouve à terre ; en revanche on le voit souvent près du bord. Cela tient, non pas au goût particulier de ce

  1. Les lamantins empaillés que possède le Muséum ne donnent qu’une idée imparfaite de la forme réelle de l’animal. Les cuirs de ces cétacés, rapportés secs et racornis par des voyageurs, ont été ramollis à la vapeur par les élèves tachydermistes du laboratoire de zoologie et bourrés par eux d’autant d’étoupe que l’élasticité de ces mêmes cuirs l’a permis. De là la forme hétéroclite de ces lamantins officiels, qui ressemblent assez à de gigantesques andouilles auxquelles on aurait ajusté une tête, une queue et des ailerons.
  2. Le Juvénal des travers zoologiques de ce siècle, le très-spirituel auteur de l’Esprit des Bêtes a reproduit cette malheureuse version accréditée chez nous par quelque voyageur arrière-neveu de Midas, de lamantins venant paître sur les rivages, portant leurs petits dans leurs bras-nageoires et tirant des plaintes touchantes du fond de leur poitrine maternelle.