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lèrent poster près du bord. Là les rameurs rentrèrent doucement leurs rames et engagèrent les femmes à garder le silence, tandis que les pêcheurs, debout à l’avant des canots, promenaient sur le lac un regard circulaire.

Après quelques minutes d’attente, un léger bruit se fit entendre à notre droite. Tous les yeux se tournèrent de ce côté. Le mufle noirâtre d’un lamantin pointait au-dessus des herbes noyées. L’animal souffla bruyamment pour expulser de ses poumons un air vicié, aspira coup sur coup quelques bouffées d’air atmosphérique ; puis ayant satisfait de la sorte aux exigences de sa nature d’amphibie, se mit à nager vers le milieu du lac.


Fœtus de lamantins.

Comme il en approchait, cinq individus de son espèce se montrèrent presque en même temps au-dessus de l’eau, que l’extrémité de leur mufle dépassait seule. Sans la crainte d’effaroucher les nouveaux venus, nos gens eussent battu des mains, car la pêche promettait d’être magnifique. En apercevant le premier lamantin, les cinq autres étaient venus à sa rencontre, et, mus par la même pensée, si tant est que les lamantins aient une pensée, manœuvraient façon à le prendre au milieu d’un cercle. Parvenus à quelques pas de l’animal, ils ne prirent que le temps de souffler et de renifler et fondirent sur lui tête baissée ; mais celui-ci esquiva le choc en plongeant, et les cétacés se heurtèrent avec furie.

Leur rencontre fit jaillir une trombe d’eau. Le lac se troubla, la vase du fond remonta à la surface, labourée qu’elle était par les évolutions rapides et les coups de queue pareils à des coups de battoir que les amphibies s’administraient à qui mieux mieux. Au milieu de cette onde fangeuse qui se creusait, s’enflait, bouillonnait comme si des feux souterrains l’eussent échauffée, des hures reniflantes, des ailerons charnus, de larges queues spatulées passaient et repassaient avec de tels bonds et de si étranges culbutes, que je demandai tout bas au Père Antonio à quelle gymnastique insensée pouvaient se livrer les lamantins de Mabuiso.

Ce que dans mon ignorance des mœurs de ces cétacés j’avais pris pour un exercice de gymnastique, était le combat à outrance de lamantins mâles. La lutte de ces animaux dura quelques minutes, puis le calme s’étant rétabli, deux d’entre eux émergèrent simultanément à peu de distance du champ de bataille, et nageant de conserve, gagnèrent le milieu du lac, ou nous les perdîmes de vue.

Comme je déplorais ce contre-temps, les deux fuyards, par égard pour la science, dont j’étais le très-humble représentant, daignèrent reparaître au milieu des herbes noyées. Deux courbes brunes, qui saillaient parallèlement au-dessus de l’eau, et deux ailerons qui battaient l’air d’un mouvement spasmodique, témoignaient à n’en pas douter qu’un des lamantins mâles avait mis ses rivaux en fuite.

Quand, à des indices qui trompent rarement leur œil exercé, les pêcheurs de ces contrées ont constaté dans les eaux d’un lac la présence d’un lamantin femelle, ils barrent l’entrée du canal qui y aboutit, afin de retenir captifs les mâles qui s’y sont introduits à sa suite. Les pauvres animaux tombent alors sous le harpon, victimes de leur concupiscence. Parfois la femelle qui servit à les prendre au piége est comprise dans le massacre ; mais le plus souvent les pêcheurs, qui la reconnaissent à sa taille et à ses allures, la laissent sortir du lac et rentrer dans les eaux de l’Ucayali, afin qu’à l’occasion elle leur serve encore d’appeau pour attirer les mâles dans une embuscade. Perfide comme l’onde, a dit le grand Shakspeare de la femelle, — de la femelle du lamantin s’entend.

Rien de plus simple et de moins dispendieux que la façon de pêcher le lamantin dans les lacs de cette Amérique. Guidé par le souffle de l’animal, qui émerge toutes les dix minutes pour expulser de ses poumons l’acide carbonique et le remplacer par une provision d’oxygène et d’azote, le pêcheur dirige doucement sa barque vers le cétacé et s’en approche à portée de harpon. Ce harpon est un clou de six pouces, aiguisé sur la pierre et emmanché d’un bâton auquel est attachée une corde de quelques brasses. Il suffit au pêcheur de planter cet engin dans une partie quelconque du corps de l’animal pour étourdir ce dernier et s’en rendre maître. Cette masse informe et puissante, qu’on croirait susceptible de résister au choc d’un bélier, cède au moindre effort et succombe à la première blessure.

Des trois lamantins mâles que nous pêchâmes dans le lac de Mabuiso, le premier fut atteint dans les plis du col, le second au milieu du corps, le troisième entre les vertèbres caudales. Le coup de grâce fut donné à chacun d’eux, et leurs cadavres, attachés par les ailerons, furent remorqués jusqu’à l’Ucayali, puis traînés à renfort de bras sur une plage qui nous avait paru offrir les commodités désirables pour une cuisine en plein air. Là les cétacés, placés le ventre en l’air, furent incisés de la gorge à l’anus par les maîtres bouchers qui commencèrent à les dépouiller de leur cuir. Une armure de lard, épaisse de trois pouces, recouvrait la chair de ces amphibies, chair si rose, si ferme et si appétissante qu’on était tenté de la manger crue. Jamais viande et couenne de porc ne me parurent plus dignes que celles de ces lamantins de figurer dans le poëme de la Gastronomie ou sur la carte d’un restaurateur en renom.

Les sujets capturés dont nous boucanâmes la viande