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en ce qu’il y trouve de fréquentes occasions de satisfaire ses instincts. Comme la plupart des silures de l’Ucayali-Amazone, il a la peau lisse et gluante, le dos d’un brun d’anguille, les flancs couleur de zinc, le ventre presque blanc ; sa tête est arrondie, et ses yeux à peine visibles lui donnent un cachet de stupidité, rendue féroce par l’adjonction d’une gueule en suçoir, armée de dents microscopiques, très-aiguës et très-rapprochées.

Les plus grands de ces poissons, ceux de cinq à six pouces, font une rude guerre aux mollets indigènes qu’ils trouvent à portée : ils se lancent impétueusement sur la masse charnue, et leur gueule en suçoir en a détaché un lambeau avant que le possesseur du susdit mollet ait eu le temps de constater le déficit. Jamais disciple d’Esculape de la section des arracheurs de dents n’extirpa une molaire avec plus de prestesse que ces Candirus la bouchée de chair vive dont ils se montrent particulièrement friands.

Les infimes du genre, ceux dont la taille excède à peine deux ou trois lignes, sont bien autrement dangereux ! Doués de cette faculté qu’ont les truites et les saumons de remonter des chutes rapides, ils s’introduisent dans les parties secrètes des malheureux baigneurs, où leurs nageoires en s’implantant les retiennent captifs. De là cette recommandation faite par l’indigène à l’oreille du voyageur de s’abstenir de tout épanchement diurétique dans l’eau d’un bain pris sur la rive. Aux douleurs atroces que peut occasionner l’introduction de cette aiguille vivante, les docteurs de l’Ucayali ne connaissent d’autre remède qu’une tisane faite avec la pomme du Genipa ou Huitoch, laquelle tisane, absorbée très-chaude, agit, prétendent-ils, sur les voies urinaires et dissout l’animal qui les obstruait.

Ce petit poisson, objet d’épouvante et d’horreur pour les indigènes, nous intéressait vivement. De retour à Tierra Blanca, nous désirâmes l’étudier à notre aise, et pour le pêcher point ne fut besoin de filet, de barbasco ou d’hameçons. À l’heure du déjeuner ou du dîner, nous prenions la carapace d’une tortue que Jeanne venait de mettre à mort pour le repas, et muni de cette vasque sanglante à laquelle adhéraient des lambeaux de chair, nous courions à la rivière ou nous la submergions de six pouces environ. Des candirus de tout format accouraient aussitôt alléchés par cette provende ; mais à peine étaient-ils entrés dans le périmètre de la carapace, que nous soulevions brusquement celle-ci et faisions deux ou trois prisonniers. Si ce jour-là notre temps était pris, ou que nous ne fussions pas d’humeur à étudier les allures de nos captifs, nous les laissions jusqu’au lendemain dans la carapace, où tout en se gorgeant de viande fraîche, ils s’ébattaient comme des dorades dans un bocal. Douze heures de cette prison et de ce régime suffisaient à nos candirus pour passer de la sveltesse de jeunes premiers qu’ils avaient la veille à la majestueuse rotondité de pères nobles. Alors nous les retirions de l’eau pour les disséquer ou les peindre. Parfois aussi nous les portions tout frétillants dans leur baignoire aux poules de la localité, qui les pêchaient, les dépeçaient et les avalaient en moins de temps qu’il ne nous en faut pour l’écrire.

Quelques jours après notre excursion à Palta Cocha, et comme Jeanne nous avait servi à dîner une respectable tranche de lamantin sautée à la poêle, mon hôte, pris d’une idée subite à la vue de cette chair appétissante, me demanda si j’aurais du plaisir à voir pêcher, non pas le cétacé qui l’avait fournie, mais un individu de sa famille ; je lui répondis entre deux bouchées que rien ne pouvait m’être plus agréable. Or comme ce qui m’était agréable agréait presque toujours au Père Antonio, séance tenante il envoya Jean, l’économe, avertir quelques néophytes de se préparer à nous accompagner le lendemain. Le moment était d’autant mieux choisi pour une pêche de ce genre, qu’on touchait à l’époque où les lamantins mettent en pratique le précepte de la Genèse relatif à la multiplication des espèces, circonstance qui devait permettre à l’observateur d’ajouter un chapitre intéressant et entièrement inédit à l’histoire de ces cétacés herbivores.

Le lendemain à sept heures, nous quittions le port et descendions l’Ucayali. Notre convoi se composait de deux pirogues. L’une, manœuvrée par quatre rameurs, était occupée par mon hôte et moi ; dans l’autre se trouvaient six néophytes en compagnie de leurs épouses. Ceux-ci, devant faire l’office de pêcheurs, s’étaient munis de harpons et de cordes. Les femmes, chargées de détailler la viande et de faire fondre le lard des animaux qu’on pourrait capturer, emportaient avec elles des coutelas fraîchement aiguisés, une provision de sel et un assortiment de jarres.

Pendant près d’une heure nous suivîmes le fil de l’eau ; puis l’embouchure d’un canal s’étant montrée à notre gauche, nous la franchîmes au milieu d’un fouillis de plantes aquatiques qui s’étendait jusque dans l’intérieur et servait de repaire à des cohortes de moustiques avec lesquels il nous fallut compter.

Ce canal que nous remontâmes avait nom Mabuiso (terre noire), et comme tous les canaux qui profilent les rives de l’Ucayali, aboutissait à un lac plus ou moins important et de figure plus ou moins régulière. Celui que nous trouvâmes à l’extrémité du conduit pouvait avoir de deux lieues et demie à trois lieues de tour. Ses berges, à peine apparentes au-dessus de l’eau, étaient bordées de ce faux maïs que les Péruviens appellent sara-sara, les Brésiliens camalote, et que les lamantins, qui ne le désignent par aucun nom spécial, recherchent particulièrement pour en faire leur nourriture.

Nul arbre, nul buisson ne masquait cette grande nappe de Mabuiso, pareille à une flaque croupissante que le soleil eût dédaigné de boire, et si basse au milieu des terrains d’alentour, que l’Ucayali devait la recouvrir dans ses plus faibles crues. Çà et là, des touffes d’herbes poussées sur les bas-fonds lui faisaient comme autant d’îlots qui égayaient un peu sa morne surface.

Dès que nous en eûmes franchi le seuil, les pirogues, au lieu de prendre le large, obliquèrent à gauche et s’al-