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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1846-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




DIXIÈME ÉTAPE.

DE TIERRA BLANCA À NAUTA.


Une pêche au barbasco sur le lac de la Palta. — Les lamantins de Mabuiso. — Un évêque et un évêché sur lesquels on ne comptait guère. — Essai sur le Tipi Schca et la Moyuna. — Maquea Runa.

Au moment où j’ajoutais un parafe au mot — cabinet — en signe que ma notice sur les Sensis était terminée, le Père Antonio rentrait au couvent et comme Pangloss m’annonçait que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, dans la soirée, deux alcades venaient nous avertir que les dispositions étaient faites, les préparatifs achevés et qu’il ne restait qu’à fixer l’heure du départ, qui, pour le succès de la pêche en question, devait être aussi matinal que possible. Nous convînmes de partir de Tierra Blanca avant le lever du soleil.

À l’heure dite, les hommes et les femmes désignés par le Révérend pour jouer un rôle actif dans la partie de pêche, étaient alignés au seuil du couvent, attendant notre bon plaisir. Les premiers avaient la rame sur l’épaule, un arc et des flèches à la main ; les secondes portaient au bras un rouleau de racines de barbasco ou jacquinia, assez semblables à un paquet de cordes à puits. Le sel gemme destiné à préserver de la corruption les poissons capturés, était contenu dans des mannes, et Jean l’économe préposé à leur garde. Jeanne, qui accompagnait l’expédition en qualité de cuisinière, s’était munie d’un régime de bananes, d’un pot de graisse de tortue et d’une poêle à frire.

Six pirogues de moyenne grandeur nous attendaient au port. Nous y prîmes place et les pilotes mirent le cap au sud. Pendant une heure nous rasâmes la berge et refoulâmes le courant, puis à un moment donné, virant de bord et laissant arriver, nous suivîmes l’hypoténuse du triangle dont nous venions de longer l’angle droit et nous allâmes aborder sur la rive opposée, presque en face de l’endroit d’où nous étions partis. Là, les embarcations furent halées à terre, chargées à dos d’homme, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.

Vingt minutes de marche nous conduisirent au bord d’un lac qui me parut avoir une demi-lieue de longueur sur un quart de lieue de largeur. Ce lac, qu’une épaisse végétation ceignait de toutes parts, offrait à l’artiste un tableau tout fait, au poëte un prétexte à rimes ; l’eau de ses marges qui reflétait la ligne des forêts, était d’un vert sombre ; le centre ou se peignait le ciel, était d’un bleu gai.

Sans perdre de temps, nos hommes remirent à flot les pirogues, et s’étant embarqués avec quelques femmes, commencèrent à sillonner la nappe dormante, décrivant dans leur marche des ellipses plus ou moins allongées, des cercles plus ou moins concentriques, tantôt rasant les bords du lac, tantôt se groupant au milieu ou s’éparpillant tout à coup comme une troupe d’oiseaux effarouchés. Durant cette manœuvre, véritable fantazia nautique, les femmes assises à l’avant des canots, écrasaient à coups de battoir les racines du ménisperme qu’elles immergeaient et tordaient ensuite, comme font des blanchisseuses du linge qu’elles rincent après l’avoir lavé. Le résultat de cette opération qui dura plus d’une heure, fut de donner à l’eau une teinte blanchâtre.

L’effet enivrant du barbasco ne tarda pas à se faire sentir sur les hôtes du lac ; on les vit se débattre, fouetter l’eau de leur queue et cabrioler à l’envi de la plus étrange façon. L’instant d’agir était venu pour les pêcheurs. À peine un de ces poissons en goguette montrait-il au-dessus de l’eau son dos ou son ventre, que la flèche d’un néophyte s’y plantait aussitôt et faisait passer le malheureux de l’agitation de l’ivresse au calme absolu de la mort. Je remarquai que, seuls, les gros poissons jouissaient de ce privilége d’être empalés de leur vivant. Les petits étaient pêchés par douzaines à l’aide de paniers et de calebasses et entassés dans les embarcations sans plus de soin que des écailles d’huîtres.

L’œuvre de destruction se poursuivait paisiblement au milieu des cris, des chants et des rires. Parfois une clameur poussée par les deux sexes de la troupe, était instantanément répétée comme par un écho, par leurs compagnons restés sur la rive. Cette clameur était occasionnée par l’abordage intempestif de deux canots et le brusque plongeon dans l’eau de leurs équipages. De moment en moment une pirogue se détachait de la flottille et venait déposer à nos pieds un splendide amas

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161 et la note 2.