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merce avec les Sensis, c’est que ce sujet de conversation est celui qui les intéresse le plus, et qu’en le traitant je savais leur être agréable. D’autres leur ont prêché jadis dans leur mission de Chanaya la morale de l’Évangile et le renoncement aux biens de ce monde. Mais, soit que le vent ait emporté la parole de ces apôtres, soit que les esprits et les cœurs auxquels ils s’adressaient fussent mal préparés, rien na germé dans le sillon ensemencé par eux.

Vous me demanderez peut-être si la faute en est au semeur ou à la nature du sol ; je l’ignore. Mais si les Sensis, après l’abandon de leur Mission par les missionnaires[1], avaient regretté un instant l’état de civilisation relative dans lequel ils avaient vécu pendant onze années, rien ne les empêchait d’y revenir en se joignant à leurs frères chrétiens de Belen, de Sarayacu, de Tierra Blanca. S’ils ne l’ont pas fait, c’est que la vie sauvage et l’indépendance absolue leur semblaient préférables à la règle d’une Mission.

Dieu pourra demander compte à ces malheureux de leur persistance à rester idolâtres et libres, mais moi, son serviteur indigne, je ne puis les contraindre à embrasser un genre de vie auquel ils semblent répugner, et dans les rares entrevues que nous avons ensemble, j’évite d’y faire allusion. Là-dessus, bonne nuit ; je vais dormir ; tâchez de faire comme moi.

— C’est déjà fait, » dis-je.

Un rayon de soleil entré par la toiture, et qui vint se jouer sur notre moustiquaire, nous réveilla le lendemain. Nous nous levâmes, et à peine levés, nous éprouvâmes un besoin véhément de mordre à quelque chose, tant l’air subtil de ces hauteurs surexcitait notre appétit.

Les ménagères avaient prévu cette fringale, et pendant que nous dormions, elles avaient préparé un déjeuner de poisson sec et de bananes, qu’elles nous servirent sur une natte, et devant lequel nous nous accroupîmes à l’orientale.


Groupe de higuerons.

Le repas fini et les grâces dites, nous songeâmes à rallier notre pirogue. Le Père Antonio avait apporté dans ses sacoches une bouteille de tafia dont nous avions bu seulement quelques gouttes. Je l’engageai, puisque nous retournions à Tierra Blanca, où ce liquide n’est pas rare, à l’offrir à nos hôtes, à défaut d’hameçons ou de verroteries dont nous pussions payer leur hospitalité. La bouteille fut tirée du bissac, et avec elle une moitié de calebasse minuscule qui nous servait de verre à boire, puis à l’appel du révérend, les deux sexes de Pancaya accoururent et s’alignèrent devant nous.

Les hommes reçurent les premiers une ration d’alcool, qu’ils ingurgitèrent sans sourciller.

Les femmes burent après eux et en buvant firent une horrible grimace tempérée par un gai sourire qui signifiait exactement : « C’est bien mauvais : mais que c’est bon ! » La distribution faite, nous n’eûmes plus qu’à prendre congé des Sensis, que nous laissâmes enchantés de notre visite, mais regrettant, à ce qu’il me parut d’avoir trouvé sitôt le fond de la bouteille.

Nous descendîmes rapidement le versant de la chaîne que la veille nous avions gravie avec une extrême lenteur.

La pirogue et les rameurs étaient à leur poste. Au sortir du lac et du canal de Chanaya, nous prîmes le milieu de l’Ucayali, et poussés par le courant et le jeu des rames, nous arrivâmes avant la nuit à Tierra Blanca.

Un grand événement avait eu lieu en notre absence. Le tigre, mis au ban de la Mission pour le meurtre d’un de ses chiens, était tombé sous les flèches des néophytes, victime de sa convoitise à l’endroit d’un roquet que ceux-ci avaient attaché à un arbre en manière d’appeau, et qu’ils faisaient crier en tirant sur une ficelle. Le chien, qui avait pris au sérieux cette plaisanterie, était encore malade des suites de sa peur. Quant au tigre, une fois mort, les chasseurs l’avaient traîné jusqu’à la Mission, où leurs femmes, après lui avoir arraché les dents et les griffes pour s’en parer les jours de fête, lui avaient retiré sa robe mouchetée. Tout

  1. C’est en 1821, comme nous l’avons dit ailleurs, et par suite des dissensions politiques, dont l’Amérique espagnole était alors le théâtre, que les religieux Franciscains des Missions de l’Ucayali, furent rappelés à Ocopa par leurs supérieurs. Après la bataille d’Ayacucho et le licenciement des troupes royalistes, la plupart d’entre eux retournèrent en Espagne où ils étaient nés.