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ravisseur fut résolue à l’unanimité. Toutefois, il fallut attendre une occasion propice. La bête est renommée dans le pays pour ses ruses et sa malice, et les chasseurs savaient qu’elle ne reviendrait pas de sitôt rôder près du village où sa tête était mise à prix.

Le lendemain, les épisodes de la veille étaient oubliés pour une partie de plaisir organisée par le Père Antonio. Cette partie qu’eût approuvée le poëte latin en ce qu’elle joignait l’agréable à l’utile, consistait à traverser l’Ucayali et à pousser une reconnaissance chez les Indiens Sensis qui habitent sa rive droite. Ces indigènes, que j’avais eu l’occasion de voir à Sarayacu où ils viennent échanger avec les missionnaires des huiles, des tortues et divers produits de leur sol contre des haches, des couteaux et des verroteries, m’avaient gagné le cœur par leur propreté corporelle, leur allure discrète et l’odeur de vanille qu’exhalait leur personne[1]. Restait à savoir si leur bonne tenue n’était qu’un habit d’emprunt, un masque sous lequel ils cachaient leurs traits véritables, et le meilleur moyen de s’en assurer, c’était d’arriver chez eux à l’improviste et de les surprendre en déshabillé.

À dix heures, mon hôte et moi nous prenions place dans la plus grande pirogue de la Mission, manœuvrée par dix rameurs et un pilote ; nous traversions l’Ucayali ; et côtoyant sa rive à droite, nous remontions vers Cuntamana en luttant contre le courant. La nuit nous surprit en chemin. Nous débarquâmes sur une plage où nous soupâmes et dormîmes sous la sauvegarde de trois grands feux. Le lendemain à l’aube nous nous mettions en route. Nous relevâmes successivement le canal de Yahuaranqui, étroit goulet aboutissant à un lac circulaire, le caño de Maquea Runa, de tous points pareil au premier, enfin celui de Cruz-Moyuna qui se déverse dans deux vasques. Tous ces canaux et tous ces lacs sont alimentés par les eaux de l’Ucayali. Nous expliquerons en temps et lieux, leur mode de formation assez singulière. À midi nous avions atteint l’entrée du canal Chanaya, dans lequel nous nous engageâmes. Ce canal nous conduisit à un lac d’une lieue de circuit. Nous débarquâmes sur ses bords. Quatre hommes furent préposés à la garde de la pirogue. Le reste de la troupe nous précéda sous bois, abattant à coups de couteau les ronces et les lianes qui pouvaient gêner notre marche.

Le lac de Chanaya forme la limite nord du territoire des Sensis. Trois lieues le séparent de Pancaya, village de ces indigènes. Ces trois lieues, nous avions à les faire à travers d’épaisses forêts qui couvrent le revers occidental de la sierra de Cuntamana, et sur un plan presque vertical qu’on ne pouvait gravir sans décrire force zigzags, ce qui triplait la longueur du chemin et ajoutait à la fatigue. Mais le Père Antonio avait des jarrets d’athlète ; j’étais moi-même assez bon marcheur et nos hommes, comme les chasquis péruviens, eussent trotté tout un jour sans reprendre haleine. Nous tentâmes donc l’ascension, et sauf quelques chutes intempestives dont nos côtes et leurs annexes eurent à souffrir, nous accomplîmes le trajet sans encombre. À cinq heures, baignés de sueur et haletants de soif, nous débouchions sur un plateau où s’élevaient une douzaine de cabanes à demi cachées par des massifs de bananiers.

Les abois des chiens, les cris d’effroi des enfants et des mères, saluèrent notre arrivée. Inquiet de ce début, je me repliais déjà vers le Père Antonio, quand deux vieillards chenus, attirés par le bruit, se montrèrent sur le seuil d’une hutte, et, reconnaissant le missionnaire, calmèrent d’un geste et d’un mot la panique des femmes. Avec la mobilité d’esprit qui caractérise leur sexe, ces dernières, passant alors de la frayeur à la confiance, gloussèrent d’une façon joyeuse et vinrent à la file baiser la main du papa[2] de Tierra Blanca.

Cette formalité remplie, un des vieillards nous conduisit dans sa demeure et nous fit asseoir sur des nattes. Une écuelle de mazato nous fut offerte par les femmes. Cette coupe de l’hospitalité, à laquelle les assistants trempaient leurs lèvres, fit plusieurs fois le tour du cercle, et comme on avait soin de la remplir à chaque tour, les langues de notre hôte et de ses compagnes ne tardèrent pas à se délier. Bientôt tous caquetèrent à la fois. Dans les explications verbeuses que chacun nous donnait à l’envi, nous parvînmes à comprendre que la partie noble de la population de Pancaya, représentée par les mâles de dix-huit ans à quarante-cinq, était allé chasser, pêcher ou battre les bois pour y recueillir de la cire, laissant le village à la garde des vieillards et des femmes. En l’absence de leurs protecteurs naturels, celles-ci s’étaient effrayées de nous voir arriver chez elles à l’improviste : de là les clameurs insensées qu’elles avaient poussées et dont elles reconnaissaient à cette heure l’inconvenance. Le révérend Père Antonio accueillit les excuses de ces femmes, et par l’organe du pilote, qui servait de drogman, leur fit remise de leur faute.

Charmées de la mansuétude de notre ami, les mères de famille se mirent alors à lui raconter leurs petites affaires, sans oublier les derniers bobos survenus à leurs nouveau-nés. Comme ces détails d’hygiène et de ménage me paraissaient assez délicats, je sortis discrètement de la maison et m’avançai jusqu’au bord du plateau, d’où l’on commandait une vue immense.

Le premier plan du paysage était formé par l’Ucayali dont les divers courants, vus de cette hauteur, simulaient à l’œil les reflets chatoyants d’une étoffe de moire. Les versants de Cuntamana, qui, du poste que j’occu-

  1. Cette coutume de suspendre à l’échancrure de leur sac, soit devant, soit derrière, une ou plusieurs gousses de vanille est commune à la plupart des tribus indigènes que nous avons vues en passant et sur le territoire desquelles croît à l’état sauvage l’odorante orchidée. L’Epidendrum odoratissimum ou vanille commence à se montrer au revers oriental des Andes sur la limite inférieure de la région des Quinquinas. Il abonde dans les forêts de la plaine du Sacrement, mais n’est l’objet d’aucun commerce de la part des Indiens ou des missionnaires.
  2. On sait que c’est par le nom de Papas ou Pères, que ces indigènes ont toujours désigné les prêtres, les moines et les missionnaires.