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Certain jour que j’errais dans ce dédale de sandis et de lycopodes, coupant par désœuvrement des tiges de ceux-ci, ou gobant une prune molle, visqueuse et très-sucrée tombée du faîte de ceux-là[1], j’aperçus un animal à la fourrure fauve, au museau en trompe, à la queue touffue, lequel étendu sur le sol se démenait d’une façon bizarre. Je reconnus un fourmilier ou tamanoir de la petite espèce[2], et m’avançai pour le voir de plus près. Sans s’effrayer de mon approche, il continua ses exercices de gymnastique. Arrivé à dix pas de lui, je vis que sa fourrure était ensanglantée. Le pauvre animal que j’avais cru en train de se gaudir faisait ses adieux à la vie ; une déchirure profonde rayait son flanc. Je reconnus le paraphe d’un tigre. Quia nominor felis. Que ce tamanoir eût été surpris par son plus terrible ennemi, rien de plus ordinaire et de plus concevable ; mais qu’il eût réussi à lui échapper pour aller mourir à l’écart, c’est ce que je ne pouvais m’expliquer, connaissant la façon d’attaquer de l’un et le mode de défense employé par l’autre[3]. Pendant que je réfléchissais à ce cas singulier, le tamanoir roidit ses pattes griffues dans une contraction suprême et expira. Machinalement je regardai autour de moi ; une crainte vague commençait à me talonner. Malgré l’honnêteté apparente du site, les jolis tons verts des fourrés et les traits d’or que le soleil dardait à travers la futaie, je ne me sentais pas à l’aise : un mufle de tigre aux proportions énormes me semblait pointer sous chaque buisson. Bardé de fer, la targe au cou, la lance en main, peut-être eussé-je attendu l’ennemi ; mais armé seulement d’un crayon Walter et d’un livre de notes, il eût été déraisonnable à moi d’affronter sa furie, et je crus plus raisonnable de la conjurer par la fuite. Je ne pris que le temps d’empoigner par la queue l’animal expiré afin que sa dépouille ne fût pas perdue pour la science, et me lançant sur le chemin de Tierra Blanca avec une vitesse de quinze lieues à l’heure, j’entrai dans le village comme poussé par la tempête.


Cuisine et salle à manger de la mission de Tierra Bianca.

Là mon fourmilier fut examiné par les néophytes. Comme moi, ils attribuèrent sa blessure à un puma de la grande espèce[4]. Pendant qu’ils dissertaient sur le sort de la bête, je débarrassai celle-ci de sa fourrure désormais superflue, et l’ayant suspendue au-dessus du foyer, je priai notre cuisinière d’y veiller en même temps qu’à son pot-au-feu.

Dans la soirée du même jour, les abois des roquets de garde éclatèrent dans plusieurs directions. À la qualité du son qui exprimait la colère et la peur, les néophytes, comprenant qu’un tigre rôdait dans le voisinage, s’armèrent et sortirent en foule de leurs demeures. Mais quelque diligence qu’ils fissent, le félin avait été plus diligent qu’eux, comme on en put juger par les cris étouffés d’un malheureux chien qu’il avait happé au passage et qu’il emportait dans les bois[5]. La mort du

  1. Si les indigènes de la plaine du Sacrement apprécient peu comme aliment la séve du Sandi, en revanche, ils se montrent très-friands de son fruit qui est réellement appréciable mais d’une viscosité déplaisante.
  2. C’est le Tamandu miri ou petit Tamanoir des Brésiliens.
  3. Plus tard nous donnerons à ce sujet des détails que compléteront nos dessins.
  4. Le nom quechua de Puma est donné indifféremment par les habitants des vallées chaudes du Pérou et les néophytes des Missions de la Plaine du Sacrement aux huit ou dix variétés de Jaguar à robe mouchetée qu’on trouve dans les forêts du Pérou-Brésil, tandis que ce même nom de Puma ou lion d’Amérique n’est appliqué par nos savants d’Europe qu’au seul individu à robe fauve et unicolore (Felis concolor) qui habite au revers oriental des Andes, environ vingt lieues au-dessous des neiges, hante toute la zone des quinquinas, mais ne descend guère jusqu’à celle des Palmiers.
  5. Ce fait se produit fréquemment dans les villages et missions du pays. Si l’endroit habité est à proximité d’une rivière et sur un terrain plan, au lieu des jaguars ce sont les caïmans qui viennent rôder autour des demeures et enlever l’objet ou l’animal qui se trouve à leur portée.