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« Vous permettez ? » demanda-t-il en rompant le cachet.

Mon frère pâlit, et se jetant devant lui :

« Ce ne sont pas des secrets d’État, mais de famille, et je ne sais pas, monsieur, qu’aucune police ait rien à démêler à cela.

— Vous permettez cependant, » répliqua le major avec une ironie aigre-douce. Il brisa un autre cachet, et ne trouva que des détails insignifiants pour lui, sans valeur aucune, quoiqu’il se confondît à chercher. Un petit portefeuille était fermé à clef, il le présenta pour être ouvert.

J’ouvris. Il y avait là de l’argent, de l’argent-papier, en papier de toutes couleurs, blanc, jaune, rouge, bleu, carmin : c’étaient des assignats russes. L’œil du major s’illumina d’une clarté subite ; ses doigts palpaient les billets. Il devint gracieux : sur notre prière, il remit le papier dans sa loge, puis il prit une lettre timbrée du sceau impérial, et s’abstint d’en lire le contenu.

Mais, par une compensation providentielle, il découvrit un plan, non pas informe ou mutilé : un plan complet, celui d’une ville de la Russie, avec un texte explicatif, moitié russe, moitié français.

Il l’examina sous plusieurs faces, le passa à son supérieur ; son geste était celui d’un homme qui a trouvé, qui n’a pas perdu son temps.

« Voyez ! » dit-il.

M. V… vit que c’était un plan de Pétersbourg, détaché d’un guide de l’étranger. Même en temps de guerre ce ne saurait être un cas pendable que de posséder cette feuille de papier. Je n’oserais en dire autant d’un plan à vol d’oiseau représentant Riga, la ville et les fortifications, qu’on était venu nous proposer quelques mois auparavant, et que nous avions eu l’heureuse idée de refuser, à cause des complications qui commençaient à surgir. Il était de grande dimension, car nous le déroulâmes comme un tapis, dans une chambre, et nous en examinâmes les détails en nous étendant tout autour sur des coussins. Je ne sais trop ce qui serait arrivé si cette pièce, fort inoffensive entre nos mains, eût été trouvée pendant une semblable perquisition.

« Nous n’avons plus, messieurs, qu’à vous exprimer nos regrets, nous dit le major.

— Nos regrets, corrigea le baron, d’avoir fait une démarche pénible, et qui devait, nous l’espérions, n’amener aucun résultat. »

Ces messieurs s’apprêtaient à sortir.

« N’y a-t-il plus rien à visiter ? demanda le défiant major s’adressant à Louis.

— Comment donc, plus rien ? mais pardon, il y a les vitres, les bois, les portes, l’intérieur des murs.

— N’y a-t-il pas d’autre chambre à la suite de celle-ci ? »


Russe mendiant.

L’instinct du major lui avait fait deviner juste. Il demanda à entrer. Je l’engageai à s’en donner la peine et lui fis les honneurs de la chambre.

C’était une sorte de grand cabinet à moitié vide ; quelques esquisses accrochées au mur blanc en rompaient la monotonie criarde. Le major remplissait ses fonctions d’inquisiteur en conscience ; il prenait successivement les études pour les regarder à l’envers.

Sur l’entablement de la double fenêtre étaient rangés des cahiers pleins de croquis dont quelques-uns inachevés, mais d’autant plus suspects ou dangereux. Alors commença entre mon frère et le major une série non interrompue de questions et de réponses.

« Qu’est-ce que cela ?

— Vous le voyez : des notes, des croquis, des aide-mémoire.

— Des aide-mémoire ! Pour quoi faire ?

— Pour aider la mémoire.

— Vous me répondez par la question. »

Et Louis s’inclinant :

« À quoi serviront ces cahiers ?

— Pourquoi me le demander ? Est-ce qu’on peut répondre de l’avenir ?

— Vous avez dessiné des bastions, c’est cela que nous voulons voir.

— Si vous l’aviez dit plus tôt, je vous aurais affirmé que vous vous trompez. Il n’y a pas de bastions dans tous ces cahiers, mais vous pouvez en voir d’ici. »

De la fenêtre, nous avions la vue sur des bastions véritables. Des artilleurs faisaient encore l’exercice avec leurs canons de bois.

« Ni là non plus ? »

Et le major indiqua, sur un signe du baron, un tiroir de meuble que je croyais débarrassé.

Deux sûretés valent mieux qu’une. C’était l’avis de ces messieurs, et ils eurent raison.

Le tiroir renfermait des papiers. Le major en exhuma d’abord quelques-uns que je ne m’attendais pas à trouver là et qu’il présenta au baron.

Par une coïncidence imprévue, fort invraisemblable, mais vraie, et que je ne m’explique pas encore, la première chose qui s’offrit aux yeux du baron fut sa propre caricature. Il se reconnut.

J’ai dit comment cela était resté inédit, le moment étant mal venu pour une publicité compromettante.

Le baron se contempla à l’œil nu d’abord, fit un signe à M. de Villebois, qui rougit d’indignation et de plaisir, et commença à parler très-haut.