Page:Le Tour du monde - 12.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je sortis.

Heureux d’être quitte à si bon marché, je revins d’un bon pas. En rentrant je trouvai Louis causant avec un ingénieur de nos amis, un jeune homme depuis peu sorti des écoles de Saint-Pétersbourg. Je ne soufflai mot de l’aventure. J’attendais que nous fussions seuls.

On frappa à la porte. J’allai ouvrir.

Je vis deux messieurs en manteaux verts, la tête enfoncée dans leurs cols brodés. Ils avaient de ces visages impénétrables, solennels, propres en tous pays aux gens importants qui sont hautement convaincus de leur importance.

Comme je leur demandai le but de leur visite, l’un d’eux, évidemment le supérieur de l’autre, répondit avec un sourire presque bienveillant. Il s’adressait à Louis et à moi.

« Nous désirerions, messieurs, vous parler quelques instants en secret.

— Monsieur est notre ami, vous pouvez parler devant lui comme devant nous. »

L’ami s’esquiva. Il avait devant lui un de ses chefs.

« Nous sommes chargés par le gouverneur civil d’une démarche grave, très-grave, qui, nous l’espérons, restera sans aucun résultat : nous assurer s’il y a chez vous rien de soupçonnable. »

Je ne traduis pas : le fonctionnaire s’exprimait en français.

« Vous nous autorisez à visiter ? »

C’était une visite domiciliaire.

« Dites, messieurs, que vous prenez l’autorisation, répliqua Louis assez mécontent ; il nous serait inutile de vous la refuser ; faites, messieurs, nous sommes en Russie, et vous savez que vous êtes chez vous. »

Le chef salua.

Ces visiteurs dangereux ne nous étaient pas inconnus, et nous les avions déjà rencontrés, mais dans le commerce du monde, et non dans l’exercice de leur déplorable ministère.

L’un, le subalterne, un major Villebois, porte un nom français. Descend-il de ce général à qui l’impératrice Catherine écrivait en 1762 que la Livonie lui était moins connue que le reste de son empire ? Je n’en sais rien, et cela importe peu. Pour l’instant, celui-ci était l’assesseur favori du colonel maître de la police ; au demeurant d’un entendement borné, mais d’autant plus entêté et brutal. L’autre, le baron V…, homme de bonne compagnie, avait beaucoup voyagé ; la malignité publique avait laissé sa réputation intacte, chose rare en Russie. La suite du récit m’oblige à dire que nous avions, quelques années auparavant, crayonné son portrait en charge avec d’autres personnes d’une même société, et cela sur la demande réitérée de la maîtresse de la maison. Le consul de France, un des hommes les plus intelligents que j’aie rencontrés dans ma vie, et à qui je dois beaucoup, malheureusement mort depuis, était chargé de mettre les paroles à ces feuilles volantes. Tout cela était resté inédit pour plusieurs raisons. J’ajouterai que la façon d’agir de nos deux visiteurs offrait un contraste frappant. L’un semblait poussé par une haine patriotique, comme s’il avait quelque rancune à assouvir ; l’autre restait froid, et il devait l’être, mais parfaitement convenable.


Un roulier et un paysan en Esthonie.

Ils commencèrent à instrumenter, feuilletant des dessins, examinant avec attention, non-seulement la surface du papier, mais le papier dans sa transparence, s’assurant ainsi que rien n’était placé entre deux doubles ; soulevant le tapis d’une table pour regarder par-dessous.

« Avec l’espérance, disait le baron, de ne rien trouver. »

Le major feuilleta des livres, des cahiers, des albums, où étaient réunis quelques portraits, dont plusieurs faits de mémoire par Louis : parmi ceux-là, celui du supérieur immédiat du major, le colonel maître de la police.

« Que voulez-vous faire de cette figure ? demanda-t-il rudement.

— Un monument, » répondit Louis.

Le baron prit le cahier, regarda et rit.

« C’est bien lui.

— Je l’ai flatté, » reprit l’implacable Louis.

Le major ayant vu rire le baron, grimaça aussi un sourire.

Au fond d’une armoire gisait sans sépulture un cahier de notes d’une écriture hiéroglyphique, fine et serrée.

« Qu’est ceci ? interrogea le major.

— Des notes.

— Sur quoi, sur quels sujets ?

Omnibus et quibusdam aliis.

— Et pour quoi faire ? Je n’y comprends rien. »

Cela était illisible.

Une armoire était dans l’ombre. Il avait hâte de la fouiller. Il y trouva je ne sais quoi enveloppé de plusieurs doubles et couvert de poussière. Il sortit pour épousseter le paquet d’un revers de main.

Je vis alors des soldats dans les escaliers. Précaution bizarre en un pays si bien fermé, que si l’on se dérobait par la porte ou par la fenêtre, on ne pourrait pas une fois sur cent échapper aux poursuites !

« Qu’y a-t-il sur cette armoire ?

— Je ne suis pas payé pour vous le dire ; cherchez, major, en vous faisant faire la courte échelle. »

La crainte de gâter ses habits d’uniforme empêcha le major de tenter l’escalade.

Il tira lentement un tiroir, qui rendit un son plaintif. Il regarda ce qu’il renfermait : une correspondance de famille, assez bien mise en ordre et garantie des indiscrétions par une enveloppe cachetée.