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des esquisses auprès des bastions ; il était chargé, d’une façon subalterne, il est vrai, de veiller à la sûreté de la ville. Son devoir envers la Couronne et envers le pays était de m’amener auprès du général.

Je ne voudrais pas exagérer l’effet que fit la parole de l’officier. La figure du général se plissa subitement ; elle se rembrunit comme si un lourd nuage eût passé par dessus. L’indécision, le douloureux sentiment de la responsabilité s’y peignirent.

Il se couvrit le front de ses mains, et parut penser.

Cela, jusqu’ici, ne me paraissait pas fort sérieux :

« Délibérez-vous, général, si je dois être pendu haut et court ? »

La plaisanterie était hors de saison. Le général continua à songer ; sa main descendit lentement de son front ; il l’abaissa sur ses lèvres et sur ses moustaches grises, puis comme s’il eût pris une résolution, il la retira :

« Les temps, dit-il, sont durs… durs… bien durs ! »

Comme deux mois auparavant un étranger, père de famille, négociant, avait été passé par les armes, pour avoir envoyé, assurait-on, en son pays d’Angleterre un plan de Revel, l’exorde était sombre.

« Bien durs ! » continua le général.

« Faites-moi savoir, général, si je dois être pendu. »

La vérité est que je ne m’en souciais pas ; que la mort me paraît une loi détestable que je ne voudrais pas avoir faite, qu’aucun genre de mort ne m’est agréable, et qu’en y réfléchissant, je pensai qu’il est des pays, le nôtre par exemple, où deux lignes de l’écriture d’un homme ont été plus qu’il ne fallait pour le faire pendre, pendre sans retour, et dans toutes les règles de ce que nous appelons la justice.

« Pendu, non,… non… Il faut croire que non… Vous dessiniez ?

— Des paysans, des attelages, des marchands, des baraques.

— Montrez-les-moi. »


Les galériens près des remparts à Riga. — Dessin de d’Henriet.

Je les montrai.

« Et votre ami ?

— Mon ami en faisait autant.

— Vous n’avez pas de dessins des bastions ? »

Le fantôme des bastions revenait. J’essayai de le faire disparaître. L’officier disparut lui-même, non sans m’avoir, mû par un sentiment de pitié dont je lui sais gré, offert la main et demandé pardon d’avoir fait son devoir.

Je restai seul avec le général. Il était inquiet, quelque idée l’agitait ; la ritournelle de la dureté des temps revenait sur ses lèvres. Voulait-il frapper, s’attendrissait-il ? Je n’en sais rien. Il devint adroit, il employa les petits moyens, les insinuations.

« Vous vous en allez ? Vous quittez donc notre Russie ? Vous avez votre podjorone ?

— Pas encore ?

— Et vous comptez être en France pour le printemps, pour la reprise des hostilités ?

— Il ne faut pas, je vous en prie, général, faire coïncider deux choses qui n’ont entre elles aucun rapport, la reprise des hostilités et moi, nous n’avons rien de commun. »

La physionomie du général s’éclaircit, puis s’assombrit encore une fois ; il remit la main sur son front.

« Les temps sont durs !… reprit-il.

— Général, comment se porte madame Wrangell ?

— Oh ! vous savez.

— Je vous proteste que je ne sais pas.

— Si, vous savez, les femmes…

— Les femmes ?…

Les femmes… sont toujours malades. »

Un aide de camp du prince Souwaroff entrait. Le général me tendit la main.