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mouvements du cœur, une apathie vague, semblent former le fond ou les éléments de leur caractère.

La télègue cependant allait toujours, et la route était de plus en plus large. Enfin à l’horizon, quand le jour se leva, nous découvrîmes les dômes dorés de Saint-Pétersbourg, qui surgissaient au milieu des brouillards. Je les saluai avec reconnaissance, comme des libérateurs, car la fin du voyage excédait mes forces. Chaque sursaut des roues me faisait dans la tête des douleurs si cruelles, que je fusse mort volontiers. Il n’y avait plus que quelques lieues à faire, sur le pavé il est vrai, mais au moins j’entrevoyais le terme de nos fatigues et de nos changements incessants de voitures.

Des deux côtés, la route était bordée de maisons de campagne qui, dans tout autre moment, m’eussent paru délicieuses. Des pièces d’eau, des bassins les entouraient, d’où s’élevait une vapeur épaisse et flottante, sans cesse renouvelée, qui paraissait sortir de chaudières en ébullition. Quand nous pénétrâmes dans l’enceinte de la ville, l’octroi fit irruption sur nous. L’iemschik dit que nous ne parlions pas ; que nous n’étions pas muets cependant, mais ennemis, « Français, » ajouta-t-il en clignant des yeux. Je crois presque que ce dernier mot était dans son idée une recommandation. Elle ne nous servit pas. Sitôt après une visite assez minutieuse, passant sous un arc de triomphe revêtu de bronze, élevé à la garde impériale revenue en 1815, nous entrâmes dans Pétersbourg.


III

Voyage d’hiver. — Préliminaires. — Requêtes. — Noël. — La malle-poste perd ses voyageurs. — Tcherkowitch. — Riga. — La visite domiciliaire. — Départ. — Mitau. — Tauroggen. — La douane.

J’étais à Saint-Pétersbourg, quand on apprit coup sur coup le débarquement d’une armée en Crimée, et la victoire remportée à l’Alma. Il y eut un instant de stupeur générale, auquel succédèrent des récriminations amères. « Tout était perdu ; Sébastopol allait tomber, la presqu’île passait au pouvoir de l’Occident, et tout cela, par l’imprévoyance et l’impéritie du gouvernement, qui n’avait pas même été renseigné. « Ce qui prouvait bien, ajoutait-on, qu’il est plus difficile à un amiral de conduire une armée que de faire des bons mots[1]. »

Mais quand la défense fut organisée, le courage, la confiance et un peu d’arrogance reprirent le dessus. J’ai raconté dans l’Illustration comment, en compagnie de deux Anglais, nous étions allés visiter la flotte de Cronstadt, qui se regardait comme victorieuse, parce que les flottes occidentales s’étaient éloignées. Les sentiments pour la France n’étaient point malveillants et différaient encore, d’une façon tranchée, de ceux qu’on manifestait à l’égard de notre alliée.


La malle-poste arrêtée à Tcherkowitch. — Dessin de d’Henriet.

Nous habitions sur le bord du canal Catherine, que ne sillonnaient plus les longues barques de paysans ; la glace était couverte de laveuses qui venaient en casser à la hache quelques parties, et faisaient des trous sur lesquels elles se penchaient pour nettoyer leur linge. C’était vers la mi-décembre ; un ciel gris, qui ressemblait à du papier à filtrer, s’étendait au-dessus de nous ; vers dix heures et demie, nous voyions, derrière le toit d’une des maisons, le soleil se lever, pâle, terne, sans éclat, sans chaleur, comme un pain à cacheter. Lui-même paraissait être malade et avoir froid. Pendant trois heures et demie d’un jour qui ne mérite guère ce nom, il parcourait sa course, je veux dire qu’il gravissait un petit arc de cercle, pour aller se coucher bientôt derrière le toit d’une autre maison, assez près de la première. À trois heures le crépuscule était venu.

  1. Mentschikoff était à la tête de la marine.