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blèrent de joie ; les framboises furent placées dans un mouchoir blanc, et après avoir fait la part du postillon, nous goûtâmes Le reste avec une volupté dont ne peuvent se douter ceux qui n’ont jamais eu soif.

C’était un palliatif, et rien de plus, que ces fruits, une goutte d’eau dans le désert. Couverts de sable, les lèvres gercées par Le vent, la chaleur et la sécheresse, dans un état dont nous étions honteux, nous nous arrêtons à Orologie, plus longtemps que nous n’aurions voulu. Orologie est une station de poste. Il se trouvait là deux jeunes filles parées de cette beauté qu’on a appelée, je ne sais pourquoi, la beauté du diable, et qui est peu commune en Russie. Deux officiers aux gardes, à grandes moustaches cirées, dans leurs brillants uniformes, étaient auprès d’elles, devisant de manière à les faire tour à tour sourire et rougir. Comment, sans être fâcheux, introduire un tiers dans ce double tête-à-tête ? Je me risquai cependant à demander des chevaux. Ici l’insuccès dépassa mon attente ; les demoiselles eurent l’air de ne pas me comprendre, et pendant ce temps j’entendais l’entretien qui se faisait en français, et je dois ajouter en bon français. Faire du bruit eût été ridicule et inutile : le billet protecteur avait, à partir de Narva, perdu son à-propos ; nous essayâmes de la patience.

Après une demi-heure, nous vîmes des ombres de chevaux qu’on menait boire. Ces ombres nous étaient destinées, et se hâtaient fort lentement. Quand la télègue fut prête, beaucoup de temps s’était passé. Les officiers n’étaient plus là ; mais les belles jeunes filles lisaient tout haut, dans le texte original, un roman de Paul de Kock ; car, il faut Le dire, Paul de Kock est des plus goûtés en Russie : il passe pour un des grands écrivains modernes.

Je ne pus résister au désir d’adresser quelques mots de mal venue à ces deux demoiselles. Quand je fus installé, je leur fis, de la télègue, comme d’une tribune, un compliment désagréable et mal tourné. Elles rougirent encore une fois, et le cocher fouetta ses ombres.

Il était écrit pourtant que cela finirait comme dans les histoires de la morale en action. Dix minutes après notre départ, nous nous apercevions que nous avions oublié cannes, parapluies et foulards. J’étais puni de mon impertinence, bien que j’eusse regardé mon homélie un peu comme un devoir, envers ceux qui viendraient après nous. Je ne m’avisai pas d’aller réclamer mes gages.


Paysan portant un cochon de lait gelé.

À Kalkowa, nous trouvâmes sur la route une habitation de seigneur, autour de laquelle se groupaient les maisons des paysans, dominées de bien haut par les coupoles de la rustique église : type uniforme, sur lequel sont modelées ces sortes de communautés ! Toutes ces cabanes de bois, dont quelques-unes, penchées par le vent, semblent chanceler comme des vieillards, ont, malgré la vivacité des couleurs qui les revêtent, quelque chose d’attristant, même pour les yeux. Parmi ceux qui les habitent, et qui y sont attachés, heureux ceux qui ont un bon maître, si ce maître n’a pas d’intendant, race maudite du serf ! Plus heureux celui qui peut quitter la terre pour aller exercer quelque petite industrie ! Il ne reviendra plus à la culture, pour laquelle il a une antipathie que, malgré les consolations et les exhortations de l’église, la nécessité seule est capable de lui faire surmonter. Maîtres et serviteurs, au surplus, aiment à s’en aller à la ville, et le seigneur qui a passé l’été à la campagne n’y revient, le plus souvent, que pour avoir, durant l’hiver, trop épuisé ses revenus et son crédit.

Tandis que notre télègue allait suivant la ligne droite, par des chemins déjà mieux tracés, nous approchions du but de notre voyage ; nous nous laissions de temps en temps vaincre par le sommeil. Notre conducteur, plus endormi que nous, abandonnait à ses bêtes le soin de nous diriger. Elles nous eussent menés parfois, sans doute en rêvant, aux fossés qui bordent la route, si Louis, le plus éveillé de tous, n’eût secoué rudement l’iemschik pour le faire rentrer dans le sentiment de la réalité. Plus loin, nous commençâmes à côtoyer de longues files de voitures de paysans, lesquels, étendus sur leurs ballots, reposaient paisiblement côte à côte, s’en remettant, pour les conduire, à ceux qui étaient en tête du convoi, à la garde de Dieu et à l’instinct des animaux qui les traînaient : les uns comptaient sur les autres. Les chevaux ne se garant pas assez rapidement sur la droite, pour laisser passer le postillon de la couronne, il en résultait des chocs violents dans lesquels la télègue avait l’avantage, à cause de la rapidité de sa course, mais qui brisaient et dispersaient les pauvres charrettes. C’était alors de la part de notre iemschik des jurements effroyables à l’adresse de ces voituriers endormis, jurements trop grossiers pour que j’essaye de les traduire ici, même librement. Puis il appliquait du haut de son siége des coups de fouet impitoyables sur la figure des conducteurs jeunes ou vieux. J’ai vu ainsi des vieillards à barbe blanche frappés au visage. Ils recevaient ces coups sans paraître émus, avec une étonnante placidité de physionomie. Il faut que leur nature soit douce, ou bien avilie, peut-être quelque chose de l’un et de l’autre, pour supporter aussi tranquillement les injures. Une longue oppression sans espoir, une bonté native, une résignation trop chrétienne, qui amortit peu à peu les