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nait de quitter. Mais soit que le vieillard vénérable ne l’eût pas regardé d’un bon œil, soit toute autre raison terrestre, mal lui en prit ; son sommeil fut agité, non pas en rêve : une vermine vivante et bien disciplinée venait lui déclarer la guerre. Assailli de tous côtés, et succombant à une lutte inégale, il se résigna à servir de pâture à ses ennemis, jusqu’au moment où il pourrait leur échapper par un bain salutaire. Ce qui ne tarda pas.

Nous vîmes se lever l’aurore, mais nous ne vîmes point de chevaux. Nous demandâmes à déjeuner ; la même servante, qui avait disparu la veille nous apporta, sous le nom de beafsteak, quelque chose, un je ne sais quoi, qui ne devrait point avoir de nom dans aucune langue. Il fallait se révolter, ce qui n’aurait pas calmé notre faim, ou manger aveuglément.

Nous reconnûmes que nous avions eu tort de ne pas croire à un avis qui nous avait été donné. « Munissez-vous, nous avait-on dit, de toutes les provisions dont vous aurez besoin, afin de n’avoir rien à demander en route, sinon du thé, qui est en général à peu près pur. »


Vieux paysan esthonien.

Comme nous allions visiter ce qui pouvait nous intéresser à Narva, nous fîmes la rencontre d’un officier, homme d’intelligence, un des Russes les plus éclairés que j’aie connus. Après quelques questions relatives au voyage, on tomba sur le chapitre de la guerre, qu’on pouvait traiter avec lui sans trop de passion. Je citerai de cette conversation deux anecdotes qu’il nous raconta, et qui nous parurent caractéristiques ; elles remontaient, l’une à quelques jours, l’autre à quelques mois auparavant.

« Depuis que nous sommes en lutte avec votre occident, je n’ai d’autre mission que de diriger les recrutements, ce qui n’était pas, comme vous savez, mon affaire. Tous les vétérans libérés depuis plusieurs années sont rappelés pour la croisade. Ils ont à se faire inscrire eux-mêmes, ce qui est un peu dur ; mais nous avons prononcé des peines contre les négligents : grâce à ces moyens que je ne fais que vous indiquer, tout le monde s’empresse. Dmitri, qui est un homme encore assez vert, se présente chez moi ; il veut reprendre du service.

« Il me dit son nom ; je vérifie au registre ; je vois qu’il est mort.

« Je le regardai avec attention pour me rendre compte de la manière dont sont faits les revenants.

« Mon garçon, vous vous trompez, lui dis-je ; je ne sais pas ce que vous venez faire ici. Voilà plus de deux ans que vous êtes mort ; on vous a enterré ; quelle idée de revenir !

-Dieu m’est témoin ; le diable sait…

— Le diable ne sait rien du tout ; vous êtes mort. Si vous ne l’étiez pas, on saurait votre existence et votre séjour dans la ville. Vous n’êtes revenu que pour jouer un tour à la police et faire croire qu’elle n’est pas informée de tout ; et je vous dis, moi, que si vous vivez, vous n’êtes qu’un coureur et un vagabond.

— Seigneur, il n’y a que Dieu qui sache tout, et je ne veux pas vous fâcher ni fâcher Dieu ; mais depuis que j’ai été baptisé, je n’ai pas entendu des choses pareilles !

— Allez voir le colonel. »

Il alla voir le colonel, qui lui répondit qu’il ne prenait pas les morts à son service.

D’Henriet.

(La fin à la prochaine Livraison.)