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L’homme mourut, sans avoir payé entièrement sa peine, suivant l’expression latine, réputé insolvable à l’égard de cette société, qui ne trouvera d’excuse, pour elle-même, quand on la jugera, que la barbarie du temps présent. Huit jours après le supplice, le frère du mort mettait le feu au village, et plusieurs personnes périrent ; l’incendiaire ne reparut plus.

Quand il s’agit de déserteurs, on leur inflige un plus grand nombre de coups, jusqu’à six mille, si je n’ai pas été trompé ; heureusement il n’en est guère qui, avant le terme, n’échappent à la loi en rendant leur dernier souffle. Leur cadavre, porté sur une charrette, reçoit, supplice posthume, ce qu’il reste à compter. Ne faut-il pas que la justice soit satisfaite !

Avant de détourner les yeux de ces assassinats légaux, crimes trop certains de nations qui se disent intelligentes, contre des individus que les passions ou la nécessité ont privés de leur raison, constatons que la mort n’est nulle part écrite dans les lois pénales de la Russie. La société ne se reconnaît pas le droit, m’a-t-on dit, de retirer à un de ses membres une vie qu’elle ne lui a pas donnée. Explique qui pourra cette discordance !


Croix à l’entrée d’un village lithuanien.

L’aspect du pays change aussi bien que le langage des populations. Voici les maisons de bois, formées de troncs grossièrement équarris et superposés, peintes de couleurs vives, parmi lesquelles Le vert et le rouge dominent pour réjouir les yeux de ceux qui les habitent. Il semblerait, je sens bien que ce contraste paraîtra exagéré, qu’on a affaire à une autre race, à un peuple oriental, moins fatigué, ou moins opprimé, ou plus enfant. Voici les jeunes filles aux bras nus, aux longues manches blanches et relevées ; elles puisent de l’eau en abaissant les perches qui portent une pierre à l’une des extrémités pour former un contrepoids au seau qu’elles tiennent. Voici de nouveau les petits enfants en chemise ; leurs cheveux de filasse argentée sont presque blancs, tant le blond en est clair. Assis sur le revers de la route, apathiques, à moitié endormis, ils se chauffent au soleil, et nous regardent passer de leurs yeux étonnés.

Un sol de sable jaune et fin, sol ingrat où cherchait à vivre une végétation maigre et chétive, dominée par quelques sapins, se montrait d’un côté de la route ; de l’autre le lac Peïpus[1], d’un bleu verdâtre, poli comme un miroir s’étendait à perte de vue. Quelques voiles apparaissaient à l’horizon, des barques de pêcheurs. Des filets séchaient sur le rivage, suspendus à deux piquets plantés dans le sable entre des morceaux de granit arrondis par les eaux.


Russe en voyage (Livonie).

Nous côtoyons longtemps le lac qui s’étend du nord au sud sur un espace de cent vingt kilomètres, puis nous entrons en Esthonie. À Narva, nous trouvons un large fleuve, dont la ville a pris son nom, et qui conduit les eaux du Peïpus au golfe de Finlande, coulant dans les fossés d’une forteresse d’un grand aspect, aux tours élevées et irrégulières, qui rappellent celles du moyen âge. Narva fut prise en 1704 par Pierre le Grand ; la ville n’est pas laide, mais ses pavés durs et pointus sont bien désagréables pour ceux qui voyagent en télègue. Le soleil se couchait quand nous arrivâmes ; il fallait parler russe ; nous essayâmes vainement de nous faire entendre d’une vieille servante, une sorte de sorcière qui se leva d’un des divans de cuir pour nous céder la place. Cette seule habitante visible de la station disparut elle-même dans l’ombre d’une porte, comme un personnage de féerie, nous laissant en compagnie d’une lampe fumeuse qui brûlait au nez d’un saint, un vieillard, fixé à demeure dans un coin, d’où il semblait surveiller les hôtes du lieu. Nous nous mîmes à réfléchir en sa présence ; il ne nous sembla pas que nous eussions rien de mieux à faire que d’attendre la venue de quelqu’un : pour attendre plus patiemment, nous nous étendîmes chacun sur un des divans de cuir. Louis choisit celui que la bonne femme ve-

  1. Le Peïpus ou Peïpous a environ trente lieues de long, sur quinze de large.